Claude Tchamitchian entre en scène au Centre européen d’actions artistiques contemporaines (CEAAC) de Strasbourg. Dimanche 18 novembre, 15h, 18e journée sur les 25 que déroule le décapant 33e festival Jazzdor (jusqu’au 23 novembre). De John Scofield à Archie Shepp, 17 créations françaises et 9 européennes, synthèse de ses actions culturelles et résidences, Jazzdor affiche un indiscutable programme. Public au rendez-vous. Philippe Ochem, maître d’œuvre, ne cache pas ses intentions : « l’entraîner dans le mystère de la musique au moment où elle s’invente. »

Tchamitchian en solo acoustique en est un emblème. Tenue chic et sobre, tout en noir, vitalité visible, gestes de rugbyman tout sourire, attitude qui ne trompe pas, il annonce un solo en quatre mouvements. Jazz ? Musique improvisée ? Contemporaine ? Actuelle ? Ce qui est sûr, c’est qu’un tel exercice ne peut venir que d’un musicien de jazz.

Première tentation pour Claude Tchamitchian, un groupe de rock, avant de tomber sur « Africa Brass » de Coltrane

Né le 28 décembre 1960 d’un père arménien et d’une mère française, tous deux pianistes (son père fut l’élève d’Alfred Cortot et partenaire de Claude Luter) « Tcham » choisit la contrebasse, se lance en autodidacte et poursuit au conservatoire d’Avignon. Première tentation, un groupe de rock (Led Zeppelin, les Who, Soft Machine, etc., cette tarte à la crème aujourd’hui pour babas bobos), avant de tomber sur Africa Brass de Coltrane.

Il rencontre alors les improvisateurs décalés de la zone (Rémi Chamasson, André Jaume), collabore au premier festival de Sorgues, la suite de ses collaborations dit tout de son désir (l’expérience, l’invention, le risque, la plongée dans les grands gouffres) : de Jacques Thollot à Jimmy Giuffre en passant par Andy Emler, on n’est pas à proprement parler dans le tout venant. Tchamitchian est fondateur et directeur du label Emouvance. On le dit excellent cuistot.

Intervalles en quinte diminuée

Au Centre alsacien d’actions artistiques et contemporaines, il empoigne avec sérieux la contrebasse qui l’attend et la présente au public. C’’est une Mirecourt de l’autre siècle au dos galbé. La première contrebasse de Jean-François Jenny-Clark, musicien légendaire au sourire d’archange de Reims (jazz, improvisation, musique contemporaine), disparu en 1998.

Avec jeu de cordes adapté, Tchamitchian a modifié pour son récital l’accord fondamental. Au lieu d’aller de quarte en quarte, il crée des intervalles (assez contraignants) en quinte diminuée. Ce qui ne manquera pas d’émoustiller les néophytes de culture en boîte qui reconnaissent, fines mouches, dans les tonalités de Dolphy, quelque effet des substances. Tchamitchian ne se drogue pas, il cherche (comme Dolphy) le point d’exactitude.

In Spirit, premier acte de sa composition spontanée, est joué de face. On entend à l’œil nu cette obsession de J.-F. pour le son et les bruits de touche, sans rien cacher. Ce qui est plus coton, dit « Tcham », c’est le phrasé qui n’appartenait qu’à J.-F., cette manière unique d’entrer dans la corde, sa diction si perceptible dans le trio qu’il formait avec Joachim Kühn et Daniel Humair.

Pour les jeunes musiciens présents dans la salle, c’est une leçon sidérante. Pour les autres, un plaisir de découverte sans s’en faire

Ces délicatesses n’offusquent en rien le plaisir d’un public qui ne le boude pas. Ovation. Tchamitchian poursuit son autobiographie en quinte diminuée avec In Memory dédiée à l’Arménie. Pièce exécutée avec un double archet en ciseau qui lui permet d’alterner harmoniques et graves profonds, avant final en force. Est-ce se compliquer la vie ? Traquer l’impossible ? Aller à l’essentiel ? Pour les jeunes musiciens présents dans la salle, c’est une leçon sidérante. Pour les autres, un plaisir de découverte sans s’en faire. Pour « Tcham », l’expérience de la vie telle qu’elle va. Pour Philippe Ochem, un pari de plus réussi.

Au troisième acte, rappel de son premier album en solo (Jeu d’enfants, 1992) : avec un doigté d’araignée fandango, il se lance dans une danse folle en 6/8, tourne autour de ses mains, célèbre la Mirecourt de J.-F. comme un orchestre. Fête totale, avant d’entrer dans le final, In The Life, feu d’artifice, maîtrise de la respiration, joie de donner.

Comme s’il craignait de ne pas en donner assez, le festival se transporte à Offenbourg, de l’autre côté de la frontière. À 17heures, deux groupes, David Helbocks, jeune pianiste autrichien en trio, et Pablo Held, autre pianiste avec Nelson Veras en invité. Nelson Veras (guitare) s’est levé à 5heures, comme Tchamitchian, parti de Nevers (Nièvre). Ce soir, Tcham se voit à Bondy vers 22heures. Les musiciens vont sur les routes. Une passion ne se discute pas. La vie continue.

Jazzdor : France Musique à Bischwiler (Open Jazz d’Alex Dutilh, Banzzaî de Nathalie Piolay), concert de David Murray au Jazz Club d’Yvan Amar, le 20 novembre ; Musiques en chantier, Marc Ducret Metatonal, le 21 ; Cinérir’Arfi à Lingolsheim, le 22 ; Archie Shepp Quartet à Schitilgheim, le 23.