L’avis du « Monde » – à voir

Tel qu’il nous arrive sur les écrans français, le ­cinéma sud-coréen fait souvent preuve d’une férocité mordante, d’une noirceur certaine et d’une propension à l’excès, qui secouent régulièrement le flux des sorties. After My Death, premier long-métrage de Kim Ui-seok, réalisateur débutant qui fut d’abord assistant du survolté Na Hong-jin sur The Strangers (2016), mémorable polar fantastique, fait partie de ces films incisifs, travaillés par toutes sortes d’énergies, donnant à l’arrivée un objet irrégulier mais passionnant, récompensé par deux prix (meilleur film et meilleure actrice pour Jeon Yeo-bin, sa jeune interprète d’une sidérante intensité de jeu) au Festival de Busan.

En Corée du Sud, le suicide des adolescents atteint un taux deux fois plus élevé que la moyenne mondiale

After My Death s’empare d’un sujet grave, le suicide des adolescents, dans un pays où le phénomène atteint un taux deux fois plus élevé que la moyenne mondiale. Kim Ui-seok ne s’en tient pas au constat mais ausculte à travers ce fléau le malaise plus complexe d’une société coréenne hyperconcurrentielle, cynique et brutale, suscitant chez certains, notamment les plus jeunes, une pulsion de mort et des bouffées de nihilisme, qui ne sont jamais que le reflet déformé de sa propre dureté.

Dans un lycée d’élite pour filles, à Séoul, une élève est portée disparue, et ses affaires sont retrouvées en bordure d’un pont sur la rivière Han. L’enquête, menée par un inspecteur soumis à sa hiérarchie, se resserre sur deux de ses camarades de classe, dont Young-hee (Jeon Yeo-bin), qu’une vidéo de surveillance atteste être la dernière à l’avoir vue vivante. Alors que la thèse du suicide l’emporte, bientôt confirmée par la découverte du corps, la mère dévastée de la victime (Seo Young-hwa), persuadée que Young-hee cache quelque chose, s’acharne sur elle. Pendant ce temps, la direction du lycée cherche à faire passer le suicide pour un accident afin de ne pas ternir le blason de l’établissement. Alors que chaque instance se renvoie la balle, les soupçons se portent sur Young-hee, au comportement troublant.

Exigence de réussite

En choisissant de ne rien montrer du suicide, Kim Ui-seok nous place d’emblée dans la déflagration de l’événement – toute une vague de répercussions et d’affects déchaînés qu’il poursuit en multipliant les points de vue et les situations. La disparition signale un accroc dans le tissu social, qui ne cessera plus de s’effiler, pour devenir un gouffre. L’exigence de réussite qui pèse sur les élèves, leur rivalité mutuelle dans un système scolaire qui ne cesse de les opposer, la non-mixité de l’établissement qui suscite une endogamie délétère, constituent autant de symptômes d’une société malade, remise en cause par le geste de la victime.

De façon assez attendue, la première partie du film épouse la progression de l’enquête (passage en revue des témoins, resserrement du soupçon), dans le registre d’un drame atone et désolé, baignant dans l’indistinction (les premières images montrent les élèves comme autant d’ombres errant dans les couloirs du lycée) et une gamme de lumières écrues. L’impression tenace de déjà-vu est parasitée, ici ou là, par des torsions discrètes de la mise en scène : fragments de passé qui remontent à la surface, anticipations, bouffées subjectives, viennent parasiter un récit qui, jusqu’alors, pouvait sembler trop balisé.

Haine et incompréhension

La découverte du corps, dragué hors des eaux de la rivière, relance en cours de route les cartes du film et déplace singulièrement ses enjeux. Young-hee devient le bouc émissaire de toute la communauté : tancée par la famille de la victime, harcelée et battue par ses camarades de classe, surveillée par les enquêteurs, la lycéenne farouche concentre sur elle une haine et une incompréhension générale qui en font, peu à peu, une sorte de double de la jeune fille suicidée, son dérivatif vivant et laconique, nimbée d’un mystère insupportable pour les autres.

Dans son sillage, le film contrebalance son réalisme blême par des touches d’onirisme et de dérives cauchemardesques, s’aventurant par moments jusqu’à la lisière du cinéma d’horreur (une vision glaçante dévoile le visage de Young-hee lentement recouvert d’une substance noire et poisseuse).

Young-hee, s’étant fait voler son suicide par une autre, flotte dans un sursis d’existence qui ne lui appartient plus

A ce titre, le film culmine lors d’une scène furieuse, celle des funérailles de la jeune suicidée, où Young-hee, désespérée, s’isole pour ingérer, dans un geste fou, le contenu d’un bidon d’essence. Son corps secoué de spasmes, rongé de l’intérieur par le liquide, résonne alors avec les incantations rituelles des chamans, dans un véritable moment de possession où l’esprit de la défunte semble ressurgir, comme une bouffée de mauvaise conscience, pour hanter tout un chacun.

Young-hee accède par la suite à une existence post-mortem – voix éteinte, corps creusé, présence spectrale –, celle d’un étrange fantôme social, qui achève de l’identifier complètement à son amie noyée, dans un lent estompement de toute sa personne. C’est dans cet effacement progressif que peut se lire, en creux, le drame du ­personnage : celui d’une jeune fille qui, s’étant fait voler son suicide par une autre, flotte dans un sursis d’existence qui ne lui appartient plus.

Ce faisant, Kim Ui-seok dépasse habilement la question individuelle du suicide pour figurer la désintégration morbide d’une ­génération qui ne trouve plus aucune gratification ni aucun enjeu à simplement continuer d’habiter ce monde.

After my death, un film de Kim Ui-seok, bande-annonce - au cinéma le 21 novembre
Durée : 01:43

Film sud-coréen de Kim Ui-seok. Avec Jeon Yeo-bin, Seo Young-hwa, Jeon So-nee, Ko Won-hee, Yoo Jae-myuong (1 h 53). Sur le Web : www.capricci.fr/after-my-death-film-kim-ui-seok-2018-453.html et www.les-bookmakers.com/films/after-my-death