L’avis du « Monde » – à voir

Comment faire du quotidien fragile d’un pêcheur portugais un feel good movie ? Un spectateur qui débarquerait en salle sans savoir que Terra Franca est un documentaire n’y verrait que du feu.Ce qu’il ou elle voit, c’est un récit longuement mitonné avec une belle image, et des dialogues bien sentis. A ce titre, le premier long-métrage de Leonor Teles est presque un modèle de déconstruction du réel : plongée pendant plus d’un an dans la vraie vie ­d’Albertino et de sa femme, Dalia, à la veille du mariage de leur fille aînée, la réalisatrice portugaise en a tiré une histoire sensible, drôle, poignante.

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Mais Terra Franca est bien plus qu’un film divertissant. Il est frappant de voir comment cette jeune cinéaste et chef-opératrice nous donne à suivre un « feuilleton » alors que la parole a jailli des repas familiaux. Rien ne relève du décor : tout est vrai, la maison, la table à manger, le ­bateau ­d’Albertino, le bar que tient ­Dalia… Leonor Teles connaît bien la tribu pour avoir grandi sur les mêmes terres, à Vila Franca.

« Terra Franca » est le diaporama de toute une vie, comme une musique peut déclencher une avalanche de souvenirs

Un mot sur sa (courte) biographie : âgée de 26 ans, Leonor Teles voulait devenir pilote d’avion, mais son goût pour la photographie l’a transportée à l’Ecole supérieure de théâtre et cinéma de Lisbonne. En 2016, Balada de um Batraquio a gagné l’Ours d’or du meilleur court-métrage à la Berlinale. En 2018, Terra Franca a obtenu le Prix de la Scam (Société civile des auteurs multimédia) au Cinéma du réel, à Paris.

Derrière sa caméra, Leonor ­Teles raconte comment Albertino et Dalia ont pu traverser ensemble toutes ces années, surmonter leurs difficultés : en creux, le film fait écho au documentaire de Claire Simon, Premières solitudes, en salle actuellement, où des lycéens (à peine moins âgés que Leonor Teles) se disent marqués par la fragilité du lien amoureux et par les ruptures des parents. Terra Franca est le diaporama de toute une vie, comme une musique peut déclencher une avalanche de souvenirs. Il ne faut pas rater le générique de fin, et son montage de photos d’Albertino et Dalia depuis leur rencontre.

Comme un cow-boy

Pour construire son propre « album », la réalisatrice a choisi l’immersion. Elle est partie en mer avec Albertino pour observer ses gestes et la couleur du ciel au petit matin. Albertino a une gueule de cinéma. Leonor Teles le filme comme un cow-boy, le regard au loin, inquiet et conscient de la disparition prochaine de son métier, dans des plans magnifiques. Dans la maison, la réalisatrice n’a commencé à filmer que lorsque, connaissant bien les habitudes des uns et des autres, elle était sûre de savoir où placer la caméra. Elle n’avait pas besoin d’écrire de dialogues : la petite famille a mis l’ambiance avec ses propres mots, la perspective du mariage faisant ressurgir les micro-événements qui marquent une vie. Le mariage sera un ­lovely day, comme dans le tube de Bill ­Withers, inclus dans la bande-son.

Aurait-elle voulu tourner une fiction que la jeune cinéaste n’en avait pas les moyens. C’est aussi un trait du cinéma portugais de ne pas se soucier du genre filmique. Leonor Teles a bien demandé de temps à autre à ses « personnages » de refaire des prises, signe que ces derniers sont devenus au fil des mois un peu comédiens. Et preuve que Leonor Teles n’est pas totalement dans la pureté documentaire.

Documentaire portugais de Leonor Teles (1 h 22). Sur le Web : www.docks66.com/distribution/terra-franca