Des policiers patrouillent à Addis-Abeba, le 15 novembre 2018. / Tiksa Negeri / REUTERS

L’image a tourné en boucle sur les chaînes de télévision éthiopiennes. Menotté et entouré de policiers fédéraux, l’ancien directeur général de Metals and Engineering Corporation (Metec), un conglomérat industriel dirigé par l’armée, est devenu l’un des plus célèbres visages de la corruption locale. Appréhendé lundi 12 novembre non loin de la frontière entre l’Erythrée et le Soudan alors qu’il tentait de fuir le pays, Kinfe Dagnew fait partie de la soixantaine de personnes arrêtées ce mois-ci lors d’un coup de filet sans précédent contre des officiers de l’armée et des services de renseignement.

Il s’agit de l’une des mesures les plus spectaculaires du premier ministre éthiopien depuis son arrivée au pouvoir, en avril. Pour la première fois, Abiy Ahmed s’attaque de front aux « cancers » de la corruption et des violations des droits humains, qui gangrènent le pays depuis des décennies, et cible les tenants de la vieille garde militaro-sécuritaire du régime, qui semblait intouchable. « Tous les criminels seront débusqués, quel que soit le lieu où ils se cachent », a-t-il déclaré le 15 novembre.

Violence d’Etat

Au début de son mandat, le dirigeant réformateur âgé de 42 ans s’était engagé à mettre fin à la violence d’Etat, pointant du doigt les mauvais agissements de sa propre coalition, au pouvoir depuis vingt-sept ans. Mais il s’était borné jusqu’à présent à remercier certaines personnalités détestées de nombreux Ethiopiens, à l’instar du général Samora Yunis, à la tête des forces de défense nationale, et de Getachew Assefa, le chef du National Intelligence and Security Service (NISS), l’une des agences de renseignement du pays, à qui l’on reprochait notamment la répression violente et systématique des manifestations qui ont secoué l’Ethiopie, ainsi qu’une surveillance étatique généralisée.

Ce manque d’intransigeance à leur égard, couplé à une rhétorique d’amour, de pardon et de réconciliation distillée dans chacun de ses discours, mettait en doute l’autorité du premier ministre. L’irruption au palais national de soldats d’une unité d’élite, en octobre, avait renforcé le sentiment de son absence de contrôle sur les puissants appareils sécuritaires, traditionnellement dirigés par les membres du Front populaire de libération du Tigray (TPLF), la base politique de la coalition, dont le pouvoir a considérablement diminué depuis le changement à la primature.

Cette fois, cette décision forte permet d’asseoir l’autorité du premier ministre, d’après l’analyste politique éthiopien Halelujah Lulie :

« Abiy Ahmed est au sommet de son pouvoir. Il a remanié le gouvernement et a une emprise très forte sur les nouveaux ministres, il a réformé les services de renseignement en plaçant les personnes de son choix, et l’appareil militaire est en pleine restructuration. »

Trafic d’armes

Les arrestations sont sur toutes les lèvres à Addis-Abeba. « Ça n’a rien à voir avec les infos habituelles. Quasiment tout le monde en parle et s’intéresse aux détails », commente Befeqadu Hailu. Pour ce blogueur éthiopien passé par la case prison, où il a été torturé à plusieurs reprises, l’engouement de la population pour cette affaire est la preuve d’un désir de justice :

« La corruption est répandue et ne peut être éradiquée en une seule campagne. Mais les personnes arrêtées étaient des arrogants qui pillaient la richesse publique. Cela prouve que même ces gens-là ne peuvent pas échapper à la justice. »

Les résultats de cinq mois d’investigations ont jeté une lumière crue sur les malversations financières au cœur de Metec. Népotisme, incompétence, mauvaise gestion… Ce complexe militaro-industriel, censé être l’un des fleurons de l’Etat « développementaliste », était depuis longtemps au centre des critiques. D’après le procureur général, pendant sept ans, Metec aurait fait pour plus de 37 milliards de birrs (plus de 1,1 milliard d’euros) d’achats à l’étranger, sans aucun appel d’offres. Un documentaire choc produit par la chaîne Oromia Broadcasting Network, proche du pouvoir, dénonce également l’utilisation à des fins personnelles d’avions, de grues mais aussi de navires qui auraient été impliqués dans un trafic d’armes.

Au-delà de la corruption massive, les révélations du procureur général font état de graves violations des droits humains à l’encontre de prisonniers, dont seraient responsables des agents des services de renseignement. Torture, viol collectif, sodomie, chocs électriques… Des méthodes dégradantes et cruelles ainsi que des centres secrets de détention ont été mis au jour, rappelant les années sombres de la dictature militaire de Mengistu Haile Mariam (1974-1991). Ces pratiques étaient déjà documentées par les organisations de défense des droits humains, mais leurs dénonciations étaient restées lettre morte.

Par ailleurs, l’ancienne direction du NISS serait directement impliquée dans la planification de l’attaque à la grenade lors du rassemblement de soutien à Abiy Ahmed, en juin. Son ancien chef est désormais placé sous mandat d’arrêt.

Manœuvres politiques

Si cette vague d’arrestations a été saluée par le citoyen lambda, elle a provoqué la colère du président par intérim de l’Etat régional du Tigray, Debretsion Gebremichael, à la tête du TPLF. Il estime qu’elles relèvent de manœuvres politiques ciblant injustement les membres de son groupe ethnique. Pour d’autres, la mise en scène de ces arrestations largement relayées dans les médias d’Etat porte atteinte au principe de présomption d’innocence. « Toutes les personnes placées en détention provisoire ont le droit d’être présumées innocentes. Il convient d’appliquer ce principe à tout justiciable, sans tenir compte de l’opinion publique ni des infractions commises », met en garde l’hebdomadaire éthiopien Fortune dans un éditorial.

Pour l’instant, aucune charge n’a été retenue contre les suspects et les investigations se poursuivent pendant cette période d’avant-procès. Pour le blogueur Befeqadu Hailu, il est indispensable de tirer les leçons des erreurs du passé en organisant un procès juste et équitable. « Sinon, nous ne pourrons pas rétablir la confiance que nous avons déjà perdue dans le système judiciaire », explique-t-il. Malgré le rythme effréné des réformes du premier ministre, le traumatisme provoqué par des décennies de violence et d’impunité au plus haut niveau de l’Etat ne peut disparaître en quelques mois.