17 novembre 2018, journée de manifestation des « gilets jaunes » par des blocages d'axes routiers à travers toute la France, comme ici sur la D1916, entre Bar-le-Duc et Verdun. / EDOUARD ELIAS POUR "LE MONDE"

Samedi 17 novembre, alors que près de 280 000 « gilets jaunes » ont manifesté à travers tout le pays, eux se sont abstenus. Anticipant les opérations de blocage, certains ont annulé leur rendez-vous, boudant le cours de danse de la cadette ou repoussant à plus tard la sortie shopping du week-end. D’autres se sont montrés inflexibles sur leur programme, déterminés à utiliser leur voiture « comme d’habitude », pour honorer un déjeuner ou faire les courses. Au risque d’être confrontés aux manifestants, eux aussi déterminés à faire entendre leur message.

Pour sonder cette France qui n’a pas revêtu son gilet jaune lors du mouvement de protestation contre la hausse des taxes sur le carburant, Le Monde a lancé un appel à témoignages, qui a suscité un engouement rare – près de 1 000 récits en quelques heures. La grande majorité des réponses émane de cadres, souvent établis en milieu urbain. Si cette base sociologique recoupe, pour partie, le lectorat traditionnel du Monde, elle esquisse néanmoins quelques grandes tendances de la nébuleuse des non-« gilets jaunes ».

Ces récits mettent en lumière une fracture entre deux France. D’un côté, les « gilets jaunes », majoritairement issus des classes populaires et moyennes. De l’autre, des personnes plus favorisées, généralement citadines, moins impactées par la fiscalité sur les carburants et plus enclines à accepter certaines taxes au nom de l’écologie. Si la plupart des internautes disent comprendre le « ras-le-bol général » exprimé par ce mouvement, nombre d’entre eux expriment d’importantes réserves quant au « mode d’action » choisi, quand ils ne rejettent pas tout simplement les « valeurs » qu’il véhicule.

  • « Une grogne légitime »

Un premier constat s’impose : parmi les personnes ayant répondu à notre appel à témoignages, très peu s’opposent aux revendications des « gilets jaunes ». De nombreux internautes partagent même leur constat : une « augmentation du coup de la vie », liée à « un matraquage fiscal insupportable » qui permet « aux riches de rester riches » et laisse « les autres sur la touche ».

Luc, retraité de 63 ans, reconnaît ainsi que les gilets jaunes ont ouvert « un vrai débat ». Originaire de Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne), il assure comprendre ce mouvement, issus des catégories populaires et des classes moyennes défavorisées, dont il ne fait pourtant pas partie : « Le monde rural, souvent impécunieux, a besoin de mobilité, donc de carburant, alors il se mobilise, c’est normal. »

« La détresse est réelle », « la grogne populaire est légitime », « les citoyens qui parlent des problèmes de fins de mois sont sincères », abondent une majorité de non-« gilets jaunes » à avoir répondu à notre appel à témoignages.

  • Un « mode d’action » qui « pénalise le peuple »

Pourquoi, dans ces conditions, ne pas rejoindre la mobilisation ? Certains internautes évoquent d’abord « un mode d’action » dans lequel ils ne se reconnaissent pas : blocages routiers, barrages filtrants ou opérations escargot. Ces modes d’action opposent de façon frontale les « bloqueurs » et les « bloqués », des Français à d’autres Français, quand les manifestations « classiques » voient généralement s’affronter manifestants et forces de l’ordre.

« Quel est l’intérêt de bloquer des citoyens qui n’y sont strictement pour rien dans l’augmentation du prix de l’essence ? », interroge ainsi Lucas, étudiant de 22 ans vivant à Aubagne (Bouches-du-Rhône). Ce questionnement résume le point de vue de nombreux internautes, qui s’insurgent contre une « mobilisation qui pénalise le peuple lui-même ». Et, notamment, « les personnes les plus touchées par ces problématiques » de hausse des prix du carburant, comme « les petits commerçants, les artisans, les travailleurs du week-end », vivant en milieu périurbain.

  • « Obtenir par la force l’assentiment de la population »

D’autres internautes expliquent ne pas avoir voulu rejoindre ce mouvement en raison de la violence affichée de certains organisateurs sur les réseaux sociaux. Les débordements survenus depuis ce week-end partout en France – une manifestante est morte, ainsi qu’un motard, et 552 personnes ont été blessées, dont certaines grièvement – ont confirmé leurs réticences.

« La violence dont ont fait preuve certains prive ce mouvement de tout crédit à mes yeux », résume Catherine, parisienne de 45 ans. Thibaut, expert immobilier vivant à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), dénonce sans ambages des « manifestations d’un autre temps ». Le jeune homme de 22 ans, qui devait se rendre à Tour ce week-end, « pour une journée prévue depuis des semaines », décrit « l’accueil extrêmement virulent » que les gilets jaunes lui ont réservé « à chaque rond-point ».

Vincent, 37 ans, dénonce, lui, des méthodes dignes d’une « milice » : « Mettez le gilet jaune et on vous laisse passer. » Le trentenaire fustige ce comportement visant à « obtenir par la force l’assentiment du reste de la population ». Mathieu, cadre supérieur à Lille, raconte avoir été poursuivi par « un nuage de “gilets jaunes” », alors qu’il entrait sur la voie rapide. Il confie craindre « cette mobilisation de personnes que l’on ne connaît pas », difficile à situer idéologiquement.

  • « Un mouvement en réalité assez politisé »

Là demeure l’une des principales réticences des non-manifestants face au mouvement des « gilets jaunes » : la difficulté à s’intégrer dans cette « coalition de personnes de milieux et d’opinions parfois très différents », comme l’a décrit Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, dans un entretien au Monde. Les internautes évoquent un mouvement « protéiforme », « trop amateur », « mal identifié », « pas inclusif », « sans revendications claires ».

Surtout, ils se disent « mal à l’aise » avec la présence de militants d’extrême droite dans les rangs des « gilets jaunes ». « Je refuse de participer à un rassemblement auquel se mêlent des électeurs du Front national », résume Guillaume, « jeune homme de couleur », qui ne se sentirait pas à sa place « au milieu de racistes potentiels ». « Le mouvement est en réalité assez politisé et je n’ai aucune valeur en commun avec ces gens », constate Martin, infirmier de 20 ans, qui a participé aux manifestations contre la loi travail portée par Emmanuel Macron.

  • Des « convictions individualistes »

Au-delà de l’étiquette politique de certains manifestants, les anti-« gilets jaunes » évoquent un mouvement reposant sur des « convictions individualistes », plutôt que de penser à « l’impératif de transition écologique ». « Il s’agit essentiellement de personnes cinquantenaires qui n’ont vécu qu’avec la bagnole », remarque Manon, 25 ans, cadre dans l’informatique à Lyon, dont le témoignage souligne une fracture générationnelle et géographique entre elle et ce mouvement.

Joëlle, retraitée de 71 ans, ne se retrouve tout simplement pas dans les revendications des manifestants qui défendent « une continuité dans leur consommation », souhaitant « conserver un héritage nocif du passé ». Une revendication qu’elle résume d’une formule : « Je dois pouvoir me déplacer comme j’ai toujours fait. »

La majorité des personnes ayant répondu à notre appel à témoignages aimerait plutôt voir émerger « un mouvement populaire pour défendre l’écologie », certains soutenant d’ailleurs l’augmentation des taxes pour financer cette transition. « Je m’associerai volontiers à un mouvement de gilets verts », ironise Jean-Michel, ingénieur de 58 ans, « donc bobo », ironise-t-il.

« Dès qu’il s’agit d’agir dans notre quotidien, de changer nos habitudes, de consommer en conscience… il n’y a plus personne ! », regrette Juliette, ancienne avocate de 44 ans, aujourd’hui mère au foyer. Plutôt que d’accabler les « gilets jaunes », la mère de famille voit dans cette mobilisation un manque de pédagogie de l’Etat. « A quand de vraies mesures pour éveiller les consciences sur l’urgence climatique ? », interroge-t-elle.

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