Rassurons les lecteurs de Thorgal : le 36e album de la série, Aniel (Le Lombard), qui sort en librairie ce vendredi 23 novembre, ne sera pas le dernier. Rassurons pareillement les admirateurs de Grzegorz Rosinski : celui-ci continuera de travailler sur la saga qui a fait sa réputation, mais seulement en réalisant des couvertures, des illustrations, des affiches… C’en est fini, en revanche, des histoires en tant que telles, officiellement confiées, à partir du prochain volume, à Fred Vignaux, le dessinateur de Kriss de Valnor, l’une des deux séries dérivées de Thorgal (avec Louve).

À 77 ans, fatigué par l’exercice, par la maladie également, Rosinski a décidé de se mettre en retrait pour mieux veiller à l’avenir de son personnage fétiche, qu’il souhaite donc voir lui survivre. « J’ai pu préparer la relève sans inquiétude. Je préfère le faire maintenant plutôt que d’autres s’en occupent à ma place dans l’improvisation, après ma mort », confie le dessinateur polonais depuis sa résidence en Suisse. Rosinski imite en cela Albert Uderzo, l’un des rares auteurs de bande dessinée à avoir transmis de son vivant les destinées de son héros (Astérix) à un autre illustrateur (Didier Conrad, associé au scénariste Jean-Yves Ferri).

Extrait d’« Aniel », 36e album de « Thorgal ». / Le Lombard

Sa prise de recul ne l’empêchera pas, cependant, de continuer de superviser la série créée avec le scénariste Jean Van Hamme en 1977 dans les pages du magazine Tintin. « J’espère bien embêter les continuateurs, s’en amuse-t-il. Thorgal m’a accompagné la moitié de ma vie. Il m’appartient toujours, tout comme la responsabilité qui va avec. »

Coordonné par la maison d’édition Le Lombard, ce passage de témoin est aussi la garantie pour celle-ci de conserver dans son catalogue l’un des principaux blockbusters de la bande dessinée franco-belge. Avec 15 millions d’albums vendus depuis la sortie du premier tome, La Magicienne trahie (1980), Thorgal fait partie des valeurs sûres d’un marché plus fluctuant que jamais, où les séries à succès sont devenues très recherchées. Chaque nouveauté s’écoule à 150 000 exemplaires. Avec le fonds, plus de 400 000 albums sont vendus chaque année. Traduite en 18 langues, la série a connu des prolongements sous la forme de jeu vidéo, de romans, de CD, de statuettes. Elle sera adaptée prochainement à la télévision, en prise de vue réelle.

L’une des planches les plus connues de « Thorgal », tirée du premier album de la série, « La Magicienne trahie ». / Le Lombard

Pas si mal pour une BD qui, au tout départ, ne devait être qu’une histoire d’une trentaine de pages. Ce sont les lecteurs de Tintin qui réclameront la poursuite de cette œuvre, située à la confluence de plusieurs genres : la saga nordique, l’heroic fantasy, le fantastique ou encore la chronique familiale (Thorgal s’émancipant de son costume de héros immuable pour se marier, faire des enfants et prendre de l’âge, album après album).

Mais le succès du guerrier viking n’aurait pas existé sans l’exigence esthétique de Grzegorz Rosinski, qui a su, au fil des décennies, évoluer à l’intérieur même de son propre style, multipliant les techniques (couleurs directes, gouache, pastel, encrage sans crayonné), et ce sans jamais contrarier les attentes de son fidèle public. « C’est le grand paradoxe de la bande dessinée : continuer à progresser graphiquement alors que vos lecteurs souhaitent que rien ne change », dit-il en rappelant que la BD ne devait être qu’une expérience dans son parcours artistique, commencé à l’Académie des beaux-arts de Varsovie. « Je n’ai jamais rêvé d’être attaché à une seule discipline, poursuit-il. La bande dessinée n’était qu’un moyen d’expression parmi d’autres pour le jeune illustrateur que j’étais. Mais voilà, les éditeurs ne m’ont pas lâché après le premier épisode de Thorgal. Je me suis fait piéger. »

Extrait d’« Aniel », 36e album de « Thorgal ». / Le Lombard

On connaît piège plus cruel. « J’éprouve une grande satisfaction d’avoir gagné ma vie en m’amusant à raconter des histoires, comme le fait tout enfant dans sa chambre ou dans son bac à sable devant un château imaginaire », confie encore Grzegorz Rosinski, qui ne devrait pas se lancer dans un autre projet d’album en marge de ses interventions ponctuelles sur Thorgal : « Je ne veux pas décevoir le lecteur en commençant une histoire que je ne pourrais pas finir ». Sa pseudo-retraite ne l’éloignera pas de sa seule et unique passion, le dessin. « Je n’ai qu’un rêve : lire tout ce que les collègues dessinateurs ont produit durant toutes ces années, car je n’avais pas le temps. »

Thorgal, tome 36 : Aniel, de Grzegorz Rosinski (dessin) et Yann (scénario). Le Lombard. 48 pages, 12,45 €