Une femme passe près d’un buste du général haïtien Toussaint Louverture lors d’une visite guidée sur l’esclavage en France, à Bordeaux, le 5 mai. / NICOLAS TUCAT / AFP

Tribune. Un homme avec un chapeau colonial, sur un char du carnaval de Fort-de-France, qui explique qu’il va chercher des esclaves et qu’il faut « rire de ce qui s’est passé ». Des footballeurs noirs que l’on traite de « ramasseurs de coton » pendant un match professionnel. Des manifestants qui insultent une automobiliste noire en lui lançant : « L’histoire des Noirs, on ne veut plus entendre parler de ça ! »

Trois scènes insupportables et qui pourtant se sont déroulées en France cette année – la dernière il y a une semaine. Trois scènes qui nous rappellent que le racisme anti-Noir n’a pas disparu, qu’il est toujours là, nourri par l’ignorance et les préjugés, pour justifier l’injustifiable, le rejet et les discriminations. Ces images, ces insultes, ces injustices ne viennent pas de nulle part. Elles sont la trace toujours brûlante de l’esclavage dans notre société.

Ce sera l’ambition de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, à la création de laquelle, avec d’autres, je me consacre depuis un an et demi, que de le rappeler. Mais elle racontera aussi comment, de cette tragédie à l’échelle du monde, sont également sortis des rêves de liberté, de dignité et d’égalité, des cultures, des figures qui font aujourd’hui partie de notre patrimoine commun.

« Ils ne ressemblent pas tous à des Gaulois »

La France est en effet ce pays où, pour la première fois dans l’histoire, l’esclavage a été aboli en 1794, sous la pression des esclaves eux-mêmes. Elle est ce pays où est né le maloya, une musique inventée par les esclaves de la Réunion comme expression artistique de résistance et qui est aujourd’hui inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco. Elle est ce pays dont Barack Obama a célébré cet été la diversité incarnée par ses champions du monde, en disant : « Ils ne ressemblent pas tous à des Gaulois, mais ils sont Français. »

Beaucoup ont été frappés par cette phrase, prononcée dans un discours sans rapport avec la France. Elle nous rappelle qu’aujourd’hui, la force de notre pays est d’être une nation mondiale, à l’histoire riche et dont la diversité est l’un des héritages les plus précieux. C’est ici qu’il faut corriger avec bienveillance l’ancien président américain, en disant plutôt, à propos des joueurs de l’équipe de France : « Ils ne ressemblent pas tous à des Gaulois, ET ils sont Français. »

Car quand on sait que cela fait quatre siècles que l’histoire de France s’écrit dans les Caraïbes autant qu’en Touraine, en Amérique autant qu’en Armorique, dans l’océan Indien autant que sur les rives de la mer du Nord ; quand on sait que, dès la Première République, la France a eu un député noir, Jean-Baptiste Belley, qui était né esclave ; quand on sait que, dès 1879, Paris a eu un maire noir, le républicain Severiano de Heredia, originaire de La Havane ; quand on sait tout cela, vraiment, il ne devrait plus être possible de s’étonner qu’en 2018 les Français « ne ressemblent pas tous à des Gaulois ».

Une identité métissée et ouverte

La Fondation aidera donc à transmettre l’histoire de cette France mondiale, comme l’a affirmé le président de la République, Emmanuel Macron, le 27 avril, à l’occasion du 170e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, en annonçant sa création à la fin de cette année.

Il en a donné le sens et l’ambition : la Fondation devra « jeter des ponts, développer des actions communes avec toutes les nations qui ont avec nous cette histoire en partage » et aider à « replacer l’esclavage dans le temps long de l’histoire de la France, du premier empire colonial français à nos jours, car il est impossible de parler de la France d’aujourd’hui sans parler de son passé colonial, sans dire en particulier le rapport singulier qu’elle entretient avec le continent africain, cette relation complexe et profonde qui est devenue une part inaliénable de nos identités respectives ».

Ce projet est ambitieux. Il est aussi délicat, comme toujours lorsque nous abordons notre passé colonial. Mais il est nécessaire, parce que c’est notre histoire et parce qu’ignorer cette histoire, c’est se condamner à ne pas comprendre d’où vient la France d’aujourd’hui, ce qui a forgé les idéaux de la République, ce qui donne à notre pays son identité métissée et ouverte.

Regarder notre histoire en face

J’entends parfois certains se demander pourquoi il faudrait remuer ce passé. Mais aujourd’hui, ceux qui nous interrogent le plus sur cette histoire, ce sont les jeunes. Ce sont eux qui cherchent des réponses et qui ne les trouvent pas, et c’est d’abord à eux que la Fondation s’adressera.

Elle le fera à l’école, en veillant à ce que cette histoire soit enseignée, comme la loi Taubira le demandait déjà il y a dix-sept ans. Elle le fera dans les médias, sur Internet, partout où elle pourra toucher le grand public. Elle le fera avec les historiens et tous les chercheurs en sciences humaines, avec les artistes, avec toutes celles et tous ceux que ce passé inspire et qui portent en eux un peu de cette histoire. Elle le fera aussi avec les collectivités territoriales, qui portent cette mémoire depuis longtemps, et avec les plus grandes entreprises françaises, qui ne peuvent rester à l’écart de cet enjeu qui concerne toute la société.

Le moment est venu d’enfin regarder notre histoire en face et de libérer les mémoires car, comme l’écrivait il y a dix ans Edouard Glissant, « chaque mémoire libérée est le premier moment de toutes les mémoires rassemblées ». Il est temps de rassembler toutes les mémoires de la France.

Jean-Marc Ayrault est président de la Mission de la mémoire de l’esclavage, des traites et de leurs abolitions, dont les ateliers, samedi 24 et dimanche 25 novembre, réuniront 150 participants venus de toute la France pour discuter des axes stratégiques de la future Fondation pour la mémoire de l’esclavage, en présence de Christiane Taubira, à la Maison de la chimie, à Paris.