Des milliers de personnes ont manifesté sur les Champs Elysées, samedi à Paris. / FRANCOIS GUILLOT / AFP

Au milieu de l’avenue des Champs-Elysées, un amoncellement de planches, de barrières de chantier, de poubelles en plastique et d’autres objets de mobilier urbain brûle à feu vif, en cette fin d’après-midi samedi 24 novembre, dégageant une épaisse fumée noire. Ils sont une centaine peut-être à l’alimenter, jeunes excités se dressant sur les éléments de cette barricade qui n’ont pas pris feu, drapeau français à la main, au cri de « Tous ensemble, tous ensemble » ou « Macron démission ».

Ce qui rend la scène stupéfiante est ailleurs : ce sont les milliers de personnes en gilets jaune fluo qui observent ce spectacle à distance, reprenant volontiers les mêmes slogans, entonnant aussi régulièrement La Marseillaise. Cernés eux-mêmes par des CRS qui ont fait pleuvoir les gaz lacrymogènes sur eux depuis le matin pour les disperser. Sans y parvenir.

Pleurant, suffoquant, ils étaient quelque 8 000 au total, selon le ministère de l’intérieur, et sont revenus à chaque fois bomber le torse place de l’Etoile. Déterminés. « On ne lâchera rien ! » Restant passifs, à discuter du mépris des élites au pouvoir et de leur rêve d’assemblée citoyenne, mais sur le qui-vive, prêts à détaler à la prochaine salve de gaz… pour mieux revenir occuper les lieux ensuite.

La plupart n’ont rien de dangereux autonomes, anarchistes et autres « blacks blocs ». Fines lunettes, cheveux grisonnants, after-shave, Laurent, 51 ans est informaticien. Ses amis Dominique et Michel, tous deux 56 ans, sont chef de groupe dans le BTP et technicien dans l’électronique. « Ce n’est qu’un début, je pense », estime Laurent d’une voix tranquille alors qu’il observe la fumée noire. « Ceux qui sont écoutés malheureusement, sont ceux qui cassent, complète Dominique. Y’a quelques dégâts mais ça ne me choque pas… Ceux qui souffrent ont l’impression qu’on ne les entend pas. » Ils racontent ce que tous les gilets jaunes interrogés par Le Monde ce samedi racontent : « Nous sommes venus tranquilles ce matin et on a reçu très rapidement des grenades lacrymogènes et assourdissantes. »

Grenades lacrymogènes dès le milieu de matinée

Les affrontements ont été nombreux, samedi, sur les Champs Elysées à Paris. / BERTRAND GUAY / AFP

Ces derniers jours, les « gilets jaunes » avaient annoncé qu’à Paris, ils n’iraient pas sur le Champ-de-Mars, seul lieu de rassemblement autorisé par la préfecture. « C’est un piège, on veut nous parquer », expliquait ainsi Mireille, 61 ans, mobilisée toute la semaine chez elle à Nemours (77). Résumant ainsi les rumeurs qui ont couru sur Facebook.

Comme samedi dernier, ils sont donc arrivés à l’aube par petites grappes, se reconnaissant grâce à leurs gilets. Des classes moyennes, manifestant souvent pour la première fois, chauffeurs routiers, électriciens, secrétaires, mères au foyer… Ont d’abord éclaté des manifestations sauvages entravant la circulation dans les chics rues du 8e arrondissement de Paris comme sur les Champs-Elysées.

Différence de taille avec la semaine passée : le dispositif policier avait été extrêmement renforcé aux abords de l’Elysée avec barrage de CRS et camions équipés de grilles de sécurité. Le 17 novembre, alors que les gilets jaunes avaient annoncé leur attention d’approcher le palais présidentiel, le dispositif de sécurité était très léger. Ils étaient ainsi parvenus à manifester rue du Faubourg Saint Honoré, à une centaine de mètres du Palais, et à couper la circulation sur la place de la Concorde, avant d’être dispersé par des gaz lacrymogènes en toute fin de journée.

Mais ce samedi, les CRS n’ont pas attendu si longtemps : ils ont sifflé la fin de la récréation dès le milieu de matinée, utilisant tout de suite des lacrymogènes contre de petits groupes épars et jusqu’alors, absolument non violents. Le Monde en a témoigné dès 10 h 17 sur Twitter.

Vers 11 heures, ils étaient quelques milliers à avoir fini par s’agglutiner devant le cordon de sécurité le plus proche du palais présidentiel, en bas des Champs-Elysées. Les CRS ont commencé à lancer grenades assourdissantes, fumigènes et lacrymogènes et sortis le canon à eau, repoussant les manifestants en direction de la place de l’Etoile.

Il se crée alors une sorte de cortège dont la tête, qui remonte vers l’arc de triomphe reste dans une ambiance bon enfant, chantant en chœur La Marseillaise, comme un soir de victoire lors d’une Coupe du Monde de football. Mais à l’arrière l’ambiance dégénère, et de jeunes gens en gilets jaunes, particulièrement bien équipés pour résister aux lacrymogènes, s’emparent de barrières de chantier pour constituer l’un des braseros qui brûleront plus tard plusieurs heures au milieu des Champs-Elysées. Sur l’avenue, on compte plusieurs barricades improvisées qui seront montées puis détruites par les camions porteurs de lances à eau des CRS.

Sont-ils des extrémistes extérieurs au mouvement ? Ou des gilets jaunes violents voulant en découdre ? On ne pourrait le dire. Ce qui est certain, c’est qu’en milieu d’après-midi, ils ne constituaient qu’une petite minorité des manifestants, la plupart continuant de se revendiquer « pacifistes », certains heureux d’assister au spectacle.

Pluie de gaz lacrymogène sur la place de l’Etoile

Au moins 62 personnes ont été interpellées à Paris, samedi, après les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre. / FRANCOIS GUILLOT / AFP

Tandis que la minorité violente était en arrière prête à en découdre avec les CRS, la tête du cortège atteignait la place de l’Etoile, troublant la circulation des voitures. C’est alors qu’une pluie de lacrymogènes s’est abattue sur la place, faisant suffoquer tout le quartier, y compris les clients des restaurants et des hôtels de luxe, ainsi que les passagers du métro, évacué en urgence. Beaucoup de gens ignorant tout de la manifestation des gilets jaunes en sont sortis sous le choc, en pleurant. Il n’était que 12 h 30.

Tous les gilets jaunes que Le Monde a interrogés accusent les CRS d’une répression trop précoce et démesurée. C’est ce qui, selon eux, a envenimé la situation. Tous s’estiment dans leur bon droit de manifester leur colère à Paris, et cela même sur des avenues où la préfecture n’avait pas autorisé leur présence. « Même nos manifs ils veulent nous dicter où les faire ? Ils nous dictent déjà toute notre vie et ils voudraient nous dicter même comment on doit se mécontenter ? s’emporte Jessica, 35 ans, mère au chômage, de deux enfants. Mais si on manifeste tranquillement dans un petit coin joli, vous pensez qu’on va se faire entendre ? »

Plus loin, Isabelle, 42 ans, aide-soignante venue directement après sa nuit à l’hôpital témoigne encore : « On a le droit d’être vus et entendus ! C’est les CRS qui nous cherchent ! Ça ne va pas nous faire baisser les bras au contraire. On est de plus en plus motivés et ça va nous mettre de plus en plus en colère ». « Ça fait qu’attiser la haine, estime encore Maxime, 21 ans, conducteur de train. Ils nous gazent mais nous, on est pacifistes. J’espère que Macron va finir par nous écouter et changer d’axe politique ».

Certains de ceux qui sont là rêvent d’une nouvelle prise de la Bastille, d’autres d’un nouveau Mai 68. Mais tous partagent le constat d’une Ve République à bout de souffle, où voter pour des gens qui « ne les représentent et ne les écoutent pas », n’a plus de sens.

« Le pouvoir est mort de peur »

Captivé par la fumée qui s’élève au loin, Laurent, l’informaticien, murmure pour lui-même : « C’est incroyable, je ne sais pas comment il a réussi à faire ça… » Il ? « Macron ! Franchement Hollande il a augmenté tout et n’importe quoi mais il était sympathique, pépère. Là, en plus, Macron est méprisant, menaçant, insultant. Ça passe plus ! » Comme Patrice, il pense que « le pouvoir est mort de peur » devant un mouvement devenu « incontrôlable ». Il propose à ses amis de rentrer : « Ça va dégénérer quand il va faire noir ».

Effectivement, les casseurs se font de plus en plus nombreux, et actifs, à la nuit tombée. Des devantures de magasins sont brisées, des pillages ont lieu, notamment rue François Ier, où la boutique Givenchy est pillée. Au total, les forces de l’ordre procéderont à 62 arrestations à Paris, sur 130 au niveau national.

Sur le départ, on croise encore Sandrine, 48 ans, ancienne assistante commerciale aujourd’hui en invalidité. « En face de nous on a un mur, personne ne nous écoute. Là on est gazé depuis tout à l’heure alors qu’on fait rien ? s’indigne-t-elle. Et j’entends des ministres dire qu’on serait là parce que Le Pen l’a dit ? C’est n’importe quoi ! On n’a pas besoin des partis politiques pour savoir ce qu’on a à faire. Il suffit de regarder notre compte bancaire et on sait ce qui nous reste le 15 du mois ! » Encore aujourd’hui dans les rues de Paris, les gilets jaunes affichaient une incroyable entente malgré des votes parfois opposés. Un peu comme cette union sacrée de ces ouvriers, qui oublient leurs désaccords quand il s’agit de lutter contre la fermeture de leur usine.

Avec son amie Christine, assistante dentaire elle prévoit de revenir bientôt. « J’ai vu que Macron allait parler mardi à la télé. Mais j’en attends rien, dit Christine. On va nous donner des aides ? Mais c’est pas des aides qu’on veut, c’est juste vivre dignement de notre salaire. » De nouveaux lacrymogènes les atteignent alors qu’elles se dirigent dans le métro. Se cachant le visage, Christine lance à Sandrine : « La prochaine fois, je ramène des masques ! »

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