Quel est ce vide que le « Black Friday » vient combler ? / DAMIEN MEYER / AFP

Chronique Phil’d’actu, par Thomas Schauder. En 1714, Leibniz écrit dans les Principes de la Nature et de la Grâce : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Car le rien est plus simple et plus facile que quelque chose. » On pourrait penser que ce problème métaphysique est purement abstrait. Qu’il est très éloigné de la vie « réelle » des gens, davantage préoccupés par l’augmentation du prix du gazole que par la philosophie.

On aurait tort. Ne vous êtes-vous jamais demandé, alors que vous supprimiez les spams de votre boîte e-mail ou que vous erriez dans les rayons d’un grand magasin, l’esprit engourdi par la musique répétitive et les couleurs criardes, quelle était la raison de tout cet étalage de biens matériels ? Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi existe-t-il un « support pour lunettes en bois de rose » plutôt que… rien ?

La liberté est-elle le pouvoir de choisir ?

Je me souviens de la première fois où je me suis posé cette question. C’était dans mon supermarché, au rayon moutardes. Je suis resté paralysé par la difficulté de choisir. Car, finalement, qu’est-ce qui différencie vraiment telle marque plutôt que telle autre ? Quel critère permettrait d’être sûr et certain de ne pas passer à côté de « la » moutarde, celle qui changera votre expérience gustative irrémédiablement ? C’est alors que la question s’est posée : pourquoi y a-t-il cinq, dix, quinze marques de moutarde différentes ? Est-ce cela la liberté : le pouvoir de choisir sa moutarde au lieu de subir la dictature de la moutarde unique ?

Alors qu’un peu partout en France des gens vêtus de gilets jaunes appellent à la démission du président de la République, vendredi était une journée de soldes, le « Black Friday ». C’est une tradition venue des Etats-Unis : le lendemain de Thanksgiving, les magasins donnent le coup d’envoi des achats de Noël en pratiquant des prix cassés.

On s’est moqué pendant des décennies de nos amis américains, se ruant dans les centres commerciaux, s’affrontant pour une paire de chaussures ou un pantalon… Mais depuis que certains de nos concitoyens se battent pour de la pâte à tartiner, on fait moins les malins. Le « Black Friday » a fini par s’imposer en France aussi, en particulier depuis 2016. Les ONG auront beau dénoncer la pollution et le gaspillage qu’il engendre, il est certain qu’il remporte un franc succès. Tout comme les soldes et autres opérations de promotions permanentes annoncées à grand renfort d’affiches publicitaires.

Métaphysique de l’offre et de la demande

La première raison du succès ces opérations promotionnelles semble évidente : une part de plus en plus importante de la population se ressent en voie de déclassement et de paupérisation. Mais cela ne répond qu’en partie à la question : on comprend pourquoi ces personnes dépensent à ce moment-là plutôt qu’à un autre, mais pas pourquoi elles dépensent tout court.

Quand j’étais lycéen, on me répétait souvent que l’offre et la demande avaient une tendance naturelle à l’équilibre grâce à la variabilité du prix. Quand celui-ci augmente, la demande diminue, donc il faut diminuer le prix pour que l’offre trouve preneur. Mais alors la quantité du produit diminue, il faut augmenter les prix, etc. Le problème métaphysique demeure, comme pour l’œuf et la poule : qui, de l’offre ou de la demande, est venue la première ?

Il est illusoire de penser que l’offre vient toujours répondre à une demande : si nous ne savons pas qu’une chose existe, nous n’avons pas idée de la désirer. C’est ce qu’a montré l’anthropologue Pierre Clastres dans La Société contre l’Etat en 1974 : les tribus de chasseurs-cueilleurs amérindiens consacrent peu de temps à travailler et n’en sont pas pour autant réduites à la survie. Simplement, elles ne voient pas l’intérêt de l’accumulation. Elles sont dans « le refus d’un excès inutile ». Autrement dit, elles ne produisent que ce dont elles ont besoin (et même légèrement plus) et ainsi peuvent se consacrer à d’autres activités qu’elles jugent plus agréables.

Travailler pour consommer

Ainsi, comment expliquer que des gens a priori raisonnables acceptent un travail pénible et sous-payé, ou bien un emploi vide de sens, voire nuisible (ceux que David Graeber qualifie de bullshit jobs par exemple) ? La nécessité de gagner de l’argent, bien sûr. Le chantage à l’emploi (« Si tu n’es pas content, il y en a qui seront ravis de prendre ta place et, toi, tu seras au chômage ») sert à satisfaire un désir créé par le matraquage de la publicité. Nous travaillons à fabriquer des produits dont personne n’a besoin. Et ce travail nous sert à acheter ces mêmes produits. Quant à ceux qui ne sont pas assez payés pour ce faire, il y a le « Black Friday » et autres « cyber-monday »…

Et s’il y avait dans l’économie plus de métaphysique qu’on ne le croit ? Car si « le rien est plus simple et plus facile », comment expliquer qu’il n’y a pas seulement « quelque chose », mais bien trop de choses ? Peut-être est-ce parce que « le rien » nous angoisse, nous fait peur. Quand était-ce la dernière fois que vous n’avez rien fait ? Ou que vous vous êtes retrouvé dans le vrai silence ? Pourquoi avons-nous tellement peur de manquer la bonne affaire, de manquer la dernière actualité, notre carrière, notre vie ? Quel est ce vide que le « Black Friday » vient combler ?

Un peu de lecture ?
– Gottfried-Wilhelm Leibniz, Principes de la Nature et de la Grâce, Monadologie et autres textes, GF-Flammarion, 1996 ;
– Pierre Clastres, La Société contre l’Etat, Les éditions de Minuit, 2011 ;
– David Graeber, Bullshit Jobs, Les Liens qui Libèrent, 2018.

A propos de l’auteur

Thomas Schauder est professeur de philosophie en classe de terminale à Troyes (Aube). Vous pouvez retrouver l’intégralité de ses chroniques Phil’ d’actu, publiées un mercredi sur deux sur Le Monde.fr/campus, sur son site Internet, qui référence également ses autres travaux.