Le Norvégien Magnus Carlsen face à l’Américain Fabiano Caruana, mercredi 28 novembre à Londres. / Matt Dunham / AP

Au football, il est théoriquement possible (avec un peu de chance) de gagner la Coupe du monde sans remporter le moindre match et même sans marquer le moindre but. On peut, en cumulant les 0-0, s’extirper de la phase de poule puis décrocher le titre suprême simplement en brillant à l’épreuve des tirs au but, qui sert à départager les protagonistes en cas d’égalité. Si cette possibilité devenait un jour réalité, on imagine le peu d’enthousiasme et de considération dont bénéficieraient les vainqueurs et l’ensemble de la compétition.

Peu probable au football, ce scénario vient de s’accomplir au championnat du monde d’échecs, qui s’est terminé mercredi 28 novembre à Londres. Le tenant du titre, le Norvégien Magnus Carlsen, l’a emporté face à l’Américain Fabiano Caruana lors des rencontres rapides de départage, l’équivalent échiquéen des tirs au but. Les deux hommes étaient en effet à égalité 6 points partout au terme des 12 parties en rythme classique, qui s’étaient toutes soldées par la nulle, une première dans la longue histoire des échecs.

En revanche, lors des rapides, exercice dans lequel Carlsen excelle, ce dernier n’a laissé aucune chance à son adversaire. Tout s’est joué dans la première rencontre : pris par le temps alors qu’il défendait une position tenable, Caruana a commis une erreur, punie immédiatement par Carlsen, qui semblait jouer comme une machine. Désormais obligé de prendre des risques, Caruana a trop poussé ses pions dans la deuxième partie et le Norvégien a effectué un fulgurant sacrifice de fou qui entamait une combinaison fatale. L’Américain a vite abandonné. Dans la troisième partie, il a joué crânement sa chance avec une sicilienne tandis que Carlsen, assis sur une position solide, laissait venir son adversaire avant de subitement ouvrir le jeu, d’échanger plusieurs pièces et de dominer un Caruana de nouveau pressé par la pendule. 3-0, le score est rude, presque cruel, mais logique étant donné la supériorité manifeste de Carlsen en rythme rapide.

Un match qui a déçu

Il sera donc écrit dans les annales que Sven Magnus Oen Carlsen, champion du monde depuis 2013, aura pour la troisième fois défendu victorieusement son titre juste avant ses 28 ans, qu’il fêtera le 30 novembre. Mais c’est probablement tout ce que l’histoire du jeu des rois retiendra de ce match. La succession de douze parties nulles a déçu. Certes, il n’y a pas eu de ces « nulles de salon », ces parties où deux joueurs peu désireux d’en découdre se partagent sagement le point après avoir gentiment poussé quelques pièces. Le match de Londres a vraiement été disputé mais il est déplorable qu’aucune partie n’ait été décisive.

Les occasions n’ont pas pourtant pas manqué. Dès la première partie, Magnus Calsen aurait pu ouvrir le score. Cependant, un jeu imprécis a fait s’évanouir l’avantage qu’il avait pris sur un Fabiano Caruana qui n’avait jusque-là jamais joué un championnat du monde. L’Américain était bien préparé, mieux sans doute que son adversaire, dont ce n’est pas le point le plus fort, mais il a manqué de tranchant dans les parties où il était en meilleure posture.

Le Norvégien n’a quant à lui pas fait preuve de sa précision et de sa patience légendaires, lui qui est habitué à triturer, à presser les positions jusqu’à ce que le sang en sorte. Ainsi, dans la douzième et dernière partie, il a proposé la nulle dès qu’il l’a pu, dans une situation sans risque où il avait clairement l’avantage. Comme si le broyeur était en panne. Comme si l’infatigable et impitoyable guerrier s’était soudait mué en pacifiste frileux. Pour reprendre la comparaison avec le football, on a cru voir soudain une équipe jouer à la passe à dix dans son terrain en attendant cyniquement l’épreuve des tirs au but où elle excelle. Un choix vertement critiqué par l’ancien champion du monde russe Garry Kasparov qui, dans un tweet, a écrit que Carlsen « semblait perdre son sang-froid ».

Crise existentielle ?

Sur le site Chessbase.com, un autre ex-champion du monde russe, Vladimir Kramnik, a, avant le départage, manifesté son incompréhension face au choix du Norvégien dans cette douzième partie : « Je ne peux pas l’imaginer agir ainsi il y a quelques années. » Kramnik, un des joueurs les plus capés et les plus fins du circuit, croit voir chez Carlsen une sorte de crise existentielle, qui se traduit par un jeu moins dominateur et une énergie moindre : « Quel que soit le résultat du match, il devrait commencer à réfléchir un peu, à se poser quelques questions : pourquoi joue-t-il aux échecs ? Est-ce qu’il y prend vraiment du plaisir ? Que souhaite-t-il obtenir des échecs ? »

Au cours de la conférence de presse qui a suivi sa victoire, Magnus Carlsen a répondu de manière cinglante à ses deux illustres prédécesseurs : « Je pense que j’ai pris la bonne décision, a-t-il déclaré. Et pour ce qui est de l’avis de Garry et de Vlad, ils ont le droit d’avoir des opinions stupides. » Le Norvégien conserve donc son titre pour deux années supplémentaires. Mais il n’est plus le dominateur de jadis. Il est simplement primus inter pares, le premier parmi ses pairs.