Priscillia Ludosky, 33 ans, gérante d'une boutique en ligne de cosmétiques à Savigny-le-Temple (Seine-et-Marne), le 10 novembre. / BENJAMIN GIRETTE POUR LE MONDE

Jamais Priscillia Ludosky, 33 ans, n’aurait pensé que la pétition qu’elle a lancée en ligne un jour de ras-le-bol serait signée en quelques mois par plus de 986 000 personnes. Demandant la « baisse des prix des carburants à la pompe », elle gagne encore près d’un signataire par minute. La jeune femme n’aurait pas cru davantage devenir l’une des porte-parole d’un mouvement national de protestation contre les taxes, et être reçue pour cela par un ministre de la République.

Convergeant avec celles d’autres internautes, sa pétition a en effet lancé le mouvement des « gilets jaunes » fin octobre. Lundi 26 novembre, après dix jours de mobilisation partout en France, et deux manifestations particulièrement tendues sur les Champs-Elysées à Paris, son nom est apparu parmi sept autres dans un communiqué, désignant des « messagers » chargés de porter la voix de tous, si le président de la République ou le gouvernement décidait de les recevoir.

Une délégation contestée dans les rangs même des « gilets jaunes ». « On l’a montée en urgence, car on voyait certains se mettre en avant, et on avait peur d’une récupération politique malsaine, il fallait couper court », explique Priscillia Ludosky. Une démarche qui a notamment marginalisé le Toulousain Benjamin Cauchy, « gilet jaune » que des médias disent proche de l’extrême droite, qui était de plus en plus présent sur les plateaux de télé ces dernières semaines.

« Un pas les uns vers les autres »

Mardi soir, ils n’étaient finalement que deux reçus pour la première fois par un représentant du pouvoir : Priscillia Ludosky et Eric Drouet, le routier qui a lancé l’idée d’un blocage national le 17 novembre, ont rencontré le ministre de la transition écologique et solidaire, François de Rugy, pendant deux heures. Lequel a qualifié la discussion de « cordiale et libre ».

« On a fait un pas les uns vers les autres », estime Priscillia Ludosky, mardi matin. Elle n’est cependant pas satisfaite :

« Ce rendez-vous arrive tard, il est vraiment dommage d’avoir dû en arriver là, avec toutes ces tensions. Sans compter que nous n’avons pas été reçus par les bonnes personnes. Ce n’est pas le ministère qu’on attendait. »

Si la fronde des « gilets jaunes » a démarré sur le prix des carburants et la hausse des taxes annoncée encore pour janvier 2019 au nom de la défense de l’environnement, les revendications ont en effet évolué dès le 17 novembre vers un ras-le-bol plus général sur le coût de la vie et le pouvoir d’achat des classes moyennes, décorrélés des questions écologiques.

Les manifestants, qui revendiquent de pouvoir vivre « dignement de leur travail », dénoncent des taxes trop lourdes et injustement réparties, alors que dans le même temps le gouvernement a supprimé l’impôt sur la fortune. En octobre, les économistes de l’Institut des politiques publiques révélaient que les premières réformes du quinquennat profitaient aux « ultra-riches » et désavantageaient les 20 % des Français les plus modestes.

C’est en fait un large spectre de revendications, sur lesquelles les « gilets jaunes » ont pu se prononcer lors d’une consultation en ligne (un sondage Google), qu’ont présenté les deux porte-parole au ministre, comme l’explique Priscillia Ludosky :

« On a demandé à ce que soit révisée la façon dont on taxe les Français, mais on plaide également pour la création d’une assemblée citoyenne, face au manque de confiance croissant envers les politiques. Il faudrait que les grandes questions soient soumises à référendum, car on a l’impression que l’avis des citoyens n’est jamais pris en compte. »

« La charrue avant les bœufs »

C’est d’une voix très posée qu’elle expliquait début novembre ce qui l’avait poussée à rejoindre le mouvement. « L’augmentation des taxes au nom de la transition écologique, c’est complètement hypocrite, estime cette habitante de Savigny-le-Temple (Seine-et-Marne). On a mis la charrue avant les bœufs. »

Comment éviter la voiture quand les interconnexions entre villes de banlieue sont encore quasi inexistantes ? Quand la ligne de RER qui dessert sa ville est saturée ? « Je prenais les transports en commun tous les jours quand je travaillais à la banque. Mais maintenant que j’ai créé mon entreprise, les transports ne me permettent pas d’assurer mes rendez-vous quotidiens. » Elle a lancé une boutique en ligne de cosmétiques bio.

Propriétaire, elle aurait voulu acheter plus près de Paris pour réduire son temps de trajet. « Mais c’était trop cher pour mon budget. » L’augmentation du prix de l’essence ne fera pas couler son entreprise, « mais l’argent que je mets dans le transport aurait pu servir à payer autre chose ».

A l’image de beaucoup de « gilets jaunes », elle confiait aussi son écœurement d’avoir vu rapidement des politiques essayer de récupérer le mouvement, et d’autres crier à la récupération par l’extrême droite pour tenter de les décrédibiliser. « En fait, ils étaient tous dans leur rôle habituel. Ça nous donne encore moins confiance en eux. »

Nouvelle mobilisation samedi

Mardi soir, les deux porte-parole ont estimé qu’il n’y avait jusqu’ici ni dans le discours d’Emmanuel Macron le matin même ni dans leur rencontre avec le ministre « une réelle envie d’améliorer le sort des gens ». « Ce n’était qu’un premier rendez-vous, on en attend d’autres, et cette fois, avec le porte-parole du gouvernement ou le premier ministre », confie Priscillia Ludosky, qui n’avait, mardi matin, pas encore été recontactée en ce sens. Elle précise que dans le même temps, le mouvement essaye de faire émerger des porte-parole régionaux pour que toute la France puisse être représentée dans les futures discussions.

En attendant, Priscillia Ludosky et Eric Drouet ont déclaré que le souhait des « gilets jaunes » était de continuer chaque samedi à manifester aux Champs-Elysées, et sur le terrain partout en France.