L’île de North Sentinel le 14 novembre 2005. / GAUTAM SINGH / AP

Des silhouettes floues qui se détachent au loin, à la jonction d’une forêt et d’une plage. Voilà l’image que l’on connaît du peuple de l’île de North Sentinel, au large de la Birmanie. Ces hommes et ces femmes gardent un rivage insulaire que l’on n’aborde pas. On ignore tout d’eux, même le nom qu’ils se donnent, celui qu’ils donnent à leur île, leur abri de 60 kilomètres carrés encore coupé du monde. Le peuple de North Sentinel ne veut pas être dérangé. Ni par des anthropologues curieux, ni par des illuminés comme le missionnaire américain John Allen Chau, tué par les habitants de l’île entre le 16 et le 18 novembre, peu après y avoir posé le pied.

Le missionnaire évangélique qui prenait North Sentinel pour le « dernier bastion de Satan », selon les mots écrits dans son journal intime, s’était mis en tête de convertir à lui tout seul sa population au christianisme évangélique, selon la doctrine d’un groupe prosélyte de Kansas City, All Nations. Il s’attaquait pourtant au seul peuple à avoir réussi à maintenir son indépendance dans l’archipel d’Andaman qui, avec celui de Nicobar, forme un chapelet d’îles traçant une courbe imaginaire entre l’extrême sud-ouest de la Birmanie et le nord de l’île indonésienne de Sumatra. North Sentinel mise à part, ce territoire où s’exerce la souveraineté de New Delhi est majoritairement peuplé de colons venus du sous-continent indien.

L’isolement, que les habitants de North Sentinel défendent durement depuis des siècles, est la condition de leur survie. Avant John Allen Chau, la plupart de ceux qui ont voulu se risquer sur l’île ont été contraints de rebrousser chemin. Ou sont morts criblés de flèches. Port Blair, la principale ville de l’archipel qui compte une centaine de milliers d’habitants, n’est qu’à une cinquantaine de kilomètres à vol d’oiseau, mais le peuple de North Sentinel est déterminé à se battre pour qu’on le laisse en paix.

L’île de North Sentinel se trouve dans un chapelet d’îles traçant une courbe imaginaire entre l’extrême sud-ouest de la Birmanie et le nord de l’île indonésienne de Sumatra. North Sentinel mise à part, ce territoire où s’exerce la souveraineté de New Delhi est majoritairement peuplé de colons venus du sous-continent indien.

Origines obscures

On ne sait presque rien des origines des populations autochtones de l’archipel d’Andaman. Selon l’hypothèse généralement retenue par les anthropologues, elles seraient issues d’une migration en provenance du continent africain effectuée il y a une cinquantaine de millénaires. Certains généticiens les considèrent comme les descendants directs des premiers humains à avoir colonisé l’Asie au paléolithique, avant l’invention de l’agriculture. Leurs langues seraient par ailleurs apparentées à celles pratiquées par les populations originelles de Tasmanie, de Papouasie et de Mélanésie.

A partir du XIXe siècle, les autochtones ont dû faire face à un ennemi destructeur : l’Empire britannique

L’archipel était connu des navigateurs chinois, malais et birmans. D’après l’anthropologue Ajay Saini, qui a publié une tribune dans le quotidien britannique The Guardian après la mort de John Allen Chau, ils y menaient des expéditions ayant pour but d’enlever certains de leurs habitants pour les réduire en esclavage et les vendre sur d’autres rivages. A partir du début du XIXe siècle, les peuples insulaires d’Andaman ont dû faire face à un ennemi encore plus destructeur : l’Empire britannique, qui affirmait déjà son emprise sur les Indes, installe, après les révoltes indiennes de 1857, une colonie pénitentiaire pour les rebelles sur l’île.

Sa construction donne lieu à de vastes campagnes de déforestation auxquelles les habitants de l’archipel résistent. Une dizaine de peuples se liguent. Afin de défendre leur habitat, ils forment des troupes de plusieurs milliers de personnes et se préparent à attaquer la garnison britannique. Prévenues du projet par un espion, les troupes impériales écrasent les guerriers insulaires, mettant fin à leur espoir de voir les envahisseurs quitter leurs foyers au terme de cet épisode relaté par Ajay Saini dans la même tribune.

Traumatisme

Dans les décennies qui suivent, les populations locales vivant sous domination britannique dépérissent. Parmi eux, les Grand-Andamanais, qui forment le groupe principal de l’archipel, sont regroupés de force dans des foyers et meurent par centaine, terrassés par des épidémies. Leur population passe de 3 500 personnes, en 1858, à 90, en 1931. Les Onge, un autre peuple de l’archipel, sont pacifiés à leur tour au cours du XIXe siècle et seuls les Jarawa et les habitants de l’île de North Sentinel échappent alors à l’oppression coloniale.

En 1880, un officier de marine britannique, Maurice Vidal Portman, met cependant pied sur l’île. Il y découvre une population méfiante, vivant de la chair de tortues sauvages et de racines ramassées dans la forêt. Il en enlève plusieurs qu’il emmène chez lui, à Port Blair. Les adultes tombent malades et meurent. Il renvoie les enfants. « Les populations autochtones ont une mémoire collective très forte. Cet événement a pu laisser une empreinte traumatique très forte et se trouver à la racine de leur hostilité au monde extérieur », avance Fiore Longo, directrice de Survival International France, une organisation non gouvernementale qui défend les droits des peuples autochtones.

A la fin des années 1960, des scientifiques sont envoyés au contact de communautés isolées

Leur méfiance aura permis aux habitants de North Sentinel de survivre, à la différence des Grand-Andamanais et des Onge, les deux peuples les plus exposés aux influences extérieures depuis l’arrivée des Britanniques. Après l’indépendance de l’Inde, en 1947, les autorités de Delhi qui contrôlent directement le territoire succèdent au colonisateur et prennent la suite de sa politique de domination des peuples autochtones de l’archipel. Les Grand-Andamanais sont parqués dans des camps de préfabriqués et continuent à perdre leur culture. On incite les Onge à travailler dans une plantation de cocotiers, on veut développer l’élevage et dans le même temps, des réfugiés venus du Bangladesh sont installés dans l’archipel.

A partir de la fin des années 1960, alors que ces deux peuples sont déjà engagés sur la voie de leur disparition, des équipes scientifiques sont envoyées au contact de communautés plus isolées. Un film de 1974 retrace une de ces expéditions menées par l’anthropologue indien Triloknath Pandit à la rencontre des habitants de North Sentinel et des Jarawa. Ces derniers les accueillent de manière amicale. Mais quand ils approchent du rivage de North Sentinel et déposent des objets en plastique et un cochon en cadeau avant de se retirer pour observer la plage, les habitants émergent de la forêt, armés d’arcs et de flèches longues de plus de deux mètres qui atteignent leur embarcation. L’une d’entre elle blesse un membre de l’équipe. Ils ne sont pas les bienvenus.

Man in search of Man - Andaman Peoples (High Quality)
Durée : 15:37

Eviter l’extinction

Ce n’est qu’en 1991 que l’anthropologue Triloknath Pandit pourra de nouveau poser le pied sur l’île et prendre pacifiquement contact avec des habitants. Pour une raison qu’il a dit ne pas s’expliquer lorsque la presse l’a interrogé à ce sujet, ceux-ci avaient exceptionnellement choisi de ne pas interdire l’accès à son équipe.

Isolated Sentinelese Tribe; Contact with Indians
Durée : 04:51

Cinq ans plus tard, ce type de mission est interdit par le gouvernement indien. En 2004, le tsunami qui dévaste les rivages de l’océan Indien fait craindre l’extinction brutale des habitants et un hélicoptère indien survole l’île pour prendre la mesure des dégâts. Un habitant est photographié depuis l’appareil alors qu’il menace de tirer une flèche vers les intrus venus du ciel. Miraculeusement, le peuple insulaire a survécu au cataclysme. En 2006, deux pêcheurs indiens ont échoué sur les plages de l’île. Ils ne sont jamais revenus. La marine indienne interdit à toute embarcation d’approcher en imposant une zone tampon de 5 kilomètres.

Des habitants de North Sentinel survolés par un hélicoptère indien. / Gardes-côtes indiens / www.atlasandboots.com

Le missionnaire John Allen Chau est parvenu, en voyageant nuitamment, à échapper à sa surveillance. Pas à celle des habitants de l’île. C’est au prix de cette agressivité que ces derniers ont pu défendre leur liberté, contrairement aux autres peuples autochtones de l’archipel qui ont survécu. Le contact établi par l’anthropologue Triloknath Pandit avec les Jarawa a eu des effets désastreux que l’on peut constater aujourd’hui. En entrant en relation avec les colons indiens, les Jarawa ont perdu leurs connaissances ancestrales tout en étant maintenus à la marge de la société, piégés dans le cercle vicieux de la mendicité, du vol et de vexations diverses.

Safaris humains

Exploités sexuellement, vulnérables aux ravages de l’alcool, ils servent d’attraction touristique pour de sordides safaris humains, malgré les lois indiennes censées les protéger. De multiples vidéos publiées en lignes montrent des touristes indiens goguenards se livrant à diverses humiliations. De manière récurrente, ils lancent des bananes ou des sucreries depuis leurs véhicules en ordonnant aux habitants autochtones de danser.

'Human Zoo' Allowed Tourists to Throw Bananas at Islanders
Durée : 01:15

Les Onge ne sont plus que 100 dans l’archipel d’Andaman. Les Grand-Andamanais sont 56, selon Survival International. Aujourd’hui, quelques décennies après avoir été mis en contact avec le monde extérieur, les Jarawa ne sont plus que 400, vivant en groupes de 40 à 50 personnes. Ils sont à leur tour menacés d’extinction, un sort que les habitants de North Sentinel, dont on estime le nombre à quelques centaines, peuvent encore éviter.