Le 5 septembre a Montreuil, le premier atelier sur les retraites / Aurélie Blondel

Se lever à 4 h 30. Prendre le TER jusqu’à Bordeaux. Puis le TGV jusqu’à la gare Montparnasse. Et enfin le métro jusqu’au 7e arrondissement de la capitale. Ce jeudi 29 novembre, c’était la première fois que Jérôme, directeur d’une école primaire des Landes, se rendait à Paris. Mais loin de lui l’idée de jouer au touriste : c’est à travers les fenêtres du 7e étage du ministère des Solidarités et de la Santé qu’il observera la tour Eiffel se frayer un chemin entre les nuages, avant de reprendre la route pour le Sud-Ouest dans l’après-midi.

Comme quatorze autres citoyens âgés de 20 à 71 ans, Jérôme était convié à Paris par le haut-commissaire à la réforme des retraites pour débattre une matinée durant du big-bang en préparation. En lançant en mai une plateforme de consultation citoyenne, Jean-Paul Delevoye avait en effet promis de recevoir personnellement les internautes qui s’impliqueraient le plus.

Cinq propositions, 154 arguments, 385 votes

Si l’atelier devait durer deux heures et demie, les discussions ont au final largement débordé. Il faut dire que le sujet passionne les participants. Sur la plateforme, Jérôme a rédigé pas moins de cinq propositions ainsi que 154 arguments. Et voté 385 fois… A ses côtés, Philippe, 57 ans, en recherche d’emploi, explique s’être connecté quasi chaque jour durant les cinq mois de la consultation. A eux quinze, les invités concentrent 5 % des contributions déposées en ligne ; quatorze ont répondu présents ce jeudi.

Certains avaient déjà une bonne connaissance des enjeux en abordant la consultation, mais d’autres, comme Jean-Charles, 23 ans, avouent qu’ils étaient novices lorsqu’ils en ont entendu parler dans les médias. Cet ingénieur picard tout juste entré dans la vie active a passé des heures à se renseigner sur le système afin d’apporter sa contribution. « C’est la première fois que je participe à une consultation », témoigne-t-il. « La réforme a vocation à impacter les décennies à venir, vu l’importance du sujet j’ai préféré me poser toutes ces questions et prendre part plutôt que de me retrouver devant le fait accompli. » Tous ont eu jeudi l’occasion de partager leurs points de vue avec Jean-Paul Delevoye et une partie de son équipe, mais aussi entre eux, par petits groupes, sur des thématiques de la réforme.

Plafonner la pension ? Cotiser sur les stages ?

Dans la salle, les idées fusent. Que sa pension soit calculée comme dans le privé ? Jérôme, 48 ans, dit d’emblée n’avoir rien contre, mais il aimerait « dans ce cas être payé comme dans le privé à qualification égale, avoir un comité d’entreprise, une médecine du travail, un treizième mois ». Jean-Charles estime de son côté qu’il faudrait que les stages soient sources de cotisations, donc de droits à la retraite (très peu de stagiaires récoltent des trimestres avec les règles actuelles). Pour Philippe, « la retraite doit permettre de continuer à vivre bien, mais pas de s’enrichir » - la pension doit donc être plafonnée, « par exemple à 3 000 euros ».

Bernard, un retraité de la région parisienne, lance, lui, l’idée de supprimer la différentiation entre cotisations patronales et salariales, par souci de clarté. Puis que après tout « c’est de l’argent qui sort de la même poche, pourquoi ne pas conserver que la cotisation salariale, en augmentant bien sûr le salaire brut en échange ? » Pour Mickaël, les rachats d’années d’étude doivent à l’avenir coûter moins qu’aujourd’hui. Il préconise aussi un « droit à l’erreur » dans ce dispositif de rachat de cotisations : sil y a eu diplôme à la fin, toutes les années étudiées doivent pouvoir être rachetées, estime-t-il, même en cas de changement d’orientation.

Réversion, enfants : des sujets clivants

Ce sont toutefois les questions liées à la famille qui font le plus débat. Les réversions, versées aux veufs et les droits accordés à ceux qui ont élevé des enfants doivent-ils être financés par tous, célibataires compris ? Certains sont farouchement contre. Que dans le futur système, des droits à la retraite soient versés dès le premier enfant fait notamment bondir Philippe, venu de Toulouse, et Sylvie, 48 ans, salariée d’EDF. A leurs yeux, les pensions doivent résulter des cotisations versées, point. « Les droits familiaux sont discriminants pour ceux qui n’ont pas d’enfants, par choix ou parce qu’ils ne le peuvent pas », estime Sylvie. « Cela pose la question de la solidarité », rétorque le haut-commissaire. D’autant, ajoute-t-il, que la natalité est un élément clé dans un système par répartition (les pensions des futurs retraités seront payées par les actifs de demain).

Le petit groupe chargé durant la matinée de réfléchir à ces sujets familiaux et conjugaux propose quant à lui que les couples mariés se partagent à 50/50 les droits à pension qu’ils acquièrent le temps de leur union. Et que cette répartition soit possible aussi pour les pacsés. « Cela diminuerait le nombre de faibles pensions », expose Kévin, 32 ans, « notamment pour ceux qui se sont arrêtés pour élever leurs enfants ».

« Si le couple divorce, chacun partirait avec la moitié des points et il n’y aurait plus de réversion. » En revanche, poursuit-il, la réversion serait maintenue pour les couples toujours mariés au décès, sous une autre forme : la pension du conjoint mort serait pendant plusieurs mois intégralement versée au survivant (au lieu d’une fraction aujourd’hui, variable selon les régimes), « le temps qu’il retombe sur ses pattes et adapte son niveau de vie ». Pour la suite, on additionnerait les pensions des deux époux, pour reverser au veuf une fraction du total, censée garantir le maintien du niveau de vie, par exemple 60 ou 70 %. A noter que ces propositions font en partie écho à des pistes présentées ça et là par le haut-commissaire.

Des débats courtois malgré les désaccords

Alors que par la fenêtre, le ciel s’éclaircit au fil de la matinée, laissant apparaître des coins de bleu autour du sommet de la dame de fer, à l’intérieur, les échanges autour de la grande table ovale s’animent. Mais restent toujours courtois. Voire détendus. Il en était de même sur la plateforme, assure Thibaut Dernoncourt, de Cap collectif, la société chargée de mener la consultation en ligne. Sur 35 273 contributions publiées par 19 710 internautes, seule 9 ont dû être modérées, se réjouit-il. Une « sagesse du débat » saluée par Jean-Paul Delevoye, qui explique apprécier « qu’on puisse entendre des convictions différentes des siennes et les respecter ». Ces convictions seront-elles entendues en haut lieu ? En dehors des grandes lignes du projet de réforme présentées en octobre, tout est encore en discussion, martèle-t-il. « Vous arrivez bien avant que nos recommandations soient arrêtées », assure-t-il.

Alors que la plateforme de consultation a été clôturée le 31 octobre, et que les ateliers participatifs sur la réforme, qui ont réuni environ 800 participants dans huit villes, se sont achevés le 23, un premier bilan du dispositif citoyen doit être présenté le 13 décembre. Une synthèse des participations est attendue à cette occasion. Et puisque la concertation des partenaires sociaux a finalement été prolongée - elle devait initialement s’achever en décembre mais se poursuivra quelques mois - la concertation citoyenne pourrait aussi se poursuivre, sous une forme encore inconnue, début 2019. Et après ? M. Delevoye a promis d’identifier dans ses recommandations celles qui lui auront été soufflées par les citoyens, et de les suivre durant le processus législatif, jusqu’à leur application.

« Même si au final on se faisait avoir sur les retraites, au moins, j’aurai été jusqu’au bout, j’aurai donné mon avis », retient Sylvie, qui a l’impression d’être écoutée, même si au départ, elle ne croyait « pas du tout que c’était une vraie consultation » et qu’elle se retrouverait quelques mois après avoir contribué en ligne à débattre avec l’architecte de la réforme… Une confiance partagée par la plupart des participants. « C’est important de donner son avis, il y a des choses auxquelles les experts ne pensent pas », considère Bernard.

« Cette consultation citoyenne est particulière, notamment par la complexité technique du sujet et l’ampleur des engagements pris par le haut-commissaire », souligne de son côté Thibaut Dernoncourt. Mais qui dit ampleur des promesses dit ampleur des attentes : la façon dont elle sera prise en compte dans l’élaboration de la loi pourrait pèsera lourd dans la confiance accordée aux prochaines initiatives participatives.