Le philosophe camerounais Achille Mbembe au festival Etonnants Voyageurs, à Saint-Malo, en juin 2011. / CYRIL FOLLIOT / AFP

Tribune. Bénédicte Savoy et Felwine Sarr ont finalement remis au président Emmanuel Macron un rapport concernant la restitution des objets africains aujourd’hui conservés dans les musées de France. Pour des raisons historiques fort compréhensibles, Emmanuel Macron avait limité le champ de la mission aux anciens territoires sur lesquels la République exerça des responsabilités. On peut difficilement lui faire le reproche de ne pas l’avoir étendu au-delà du périmètre colonial africain.

La mission n’avait pas non plus pour tâche de s’occuper des captations de patrimoines résultant des conflits intra-africains précoloniaux. Là où ils existent, la résolution de tels différends incombe entièrement aux Africains et à eux seuls.

Le rapport de Sarr et Savoy propose une série de recommandations honnêtes, raisonnables et réalistes, dont la mise en œuvre, étalée dans le temps, requiert un dialogue critique soutenu entre les institutions muséales françaises et africaines. Sans a priori ni préjugés, un tel dialogue pourrait ouvrir la voie à un nouveau moment culturel franco-africain de portée mondiale.

Comme n’ont eu de cesse de le souligner les auteurs du rapport, au-delà de la restitution matérielle des artefacts, l’objectif est de recréer les conditions d’une relation faite de réciprocité et de mutualité. Il ne s’agit pas, comme l’insinuent certaines critiques malveillantes, de vider les musées de France. Il s’agit de réparer un tort historique et d’offrir à la France la chance de fonder sur d’autres bases sa relation avec l’Afrique, aux fins de ce qu’il faut appeler le bien du monde.

Régurgiter des préjugés

Alors que la tonalité du rapport et ses conclusions ont été favorablement accueillies par les Africains, premiers protagonistes dans ce différend historique, celles-ci suscitent d’ores et déjà d’innombrables débats et controverses hors du continent. La traduction du rapport en anglais aidant, la dispute ne se limite plus à l’Hexagone.

Si la plupart de ces critiques sont feutrées, voire paternalistes, d’autres sont acerbes et d’autres encore simplement opportunistes, même lorsqu’elles sont parées d’un léger vernis académique. Les plus stridentes viennent des Etats-Unis et du monde anglo-saxon. Elles sont, pour l’essentiel, de nature idéologique, teintées du mépris habituel pour l’Afrique et les choses africaines. Dans chacun de ces cas, la démarche est à peu près la même. Elle consiste à soutenir du bout des lèvres le principe de la restitution, mais toujours dans le but d’en neutraliser la portée transformatrice.

Génuflexion faite, on se hâte de relever longuement toutes les conséquences putativement négatives qu’entraînerait toute restitution pour les musées d’Occident érigés, à l’occasion, en derniers remparts de ce que le philosophe Souleymane Bachir Diagne appelle un « universalisme de surplomb ». Le dommage, déjà subi par l’Afrique en conséquence de la confiscation de ses objets et celui encouru en cas de non-restitution, est prestement passé sous silence.

Par ailleurs, dans leur défense du statu quo, nombre de critiques se contentent de régurgiter des préjugés que le rapport a pourtant minutieusement réfutés. Ainsi en est-il du préjugé juridique au nom duquel, prétend-on, le droit – en l’occurrence diverses variantes du droit patrimonial européen – n’autoriserait guère de rendre ces artefacts à leurs ayants droit. Nul n’ose nier que ces objets aient été créés par des Africains. On fait néanmoins comme si la réponse à la question de savoir à qui ils appartiennent ne dépendait absolument pas de celle préjudicielle de savoir d’où ils viennent et qui en sont les auteurs.

Pillage, extorsion, prédation

En droit fil du cynisme colonial, on introduit en revanche une césure entre le droit de propriété et de jouissance d’une part, et l’acte de créer et le sujet qui crée de l’autre. On fait notamment valoir qu’il ne suffit pas d’avoir créé quelque chose pour en être automatiquement le propriétaire. Et tout comme créer une œuvre n’est pas l’équivalent de la posséder, l’origine d’une œuvre n’est pas une condition suffisante pour en réclamer le droit de propriété.

On fait également comme si les conditions dans lesquelles ces objets furent acquis n’étaient guère problématiques. A cet effet, on minimise les faits pourtant avérés de pillage, d’extorsion et de prédation et on fait comme si, du début jusqu’à la fin, il s’était agi de transactions d’égaux à égaux, sur un marché libre où la valeur des objets fut déterminée par un mécanisme objectif de prix.

On en conclut qu’ayant subi l’épreuve du marché, ces objets seraient effectivement « inaliénables », la propriété exclusive soit de la puissance publique en tant que telle (qui les gère par le biais des institutions muséales), soit des individus privés qui, les ayant achetés, seraient qualifiés, en vertu précisément du droit, pour en jouir pleinement, sans entrave. D’un point de vue légal, le débat sur la restitution des objets africains serait donc sans objet, leur présence dans les musées d’Occident ne relevant guère de la confiscation et ne requérant, à ce titre, aucun jugement moral ou politique.

D’autres – ou parfois les mêmes – prétendent que l’Afrique ne disposerait pas d’institutions, infrastructures, ressources techniques ou financières, personnel qualifié ou savoir-faire nécessaires pour assurer la préservation et la conservation des objets en cause. Le retour de ces collections dans de tels environnements inhospitaliers les exposeraient, assure-t-on, à des risques de destruction, de vandalisme ou de spoliation.

Des stratégies de diversion

En d’autres termes, les Africains seraient incapables de prendre soin des objets qu’ils ont pourtant fabriqués et qui ont accompagné leur vie collective des siècles durant avant la pénétration européenne. La sauvegarde du patrimoine universel exigerait donc que l’on s’oppose au principe de restitution. La meilleure manière de le faire serait de conserver les objets africains dans les musées d’Occident, quitte, de temps à autre, à les prêter aux Africains pour des manifestations ponctuelles.

Cette manière de poser le problème de la restitution fait partie des stratégies de diversion et d’escamotage utilisées par ceux qui sont convaincus que le vainqueur a toujours raison et que c’est la force qui crée le droit. L’opposition au projet de restitution préconisé par le rapport est tantôt sournoise, tantôt frontale. Dans les deux cas, il s’agit bel et bien, à travers une stratégie d’étouffement, de vider le concept de sa force opératoire en en neutralisant les effets disruptifs.

Il s’agit aussi, notamment pour la critique outre-Manche et outre-Atlantique, voire de celle venant des milieux institutionnels et racistes dans des pays comme l’Allemagne et la Belgique, d’étouffer dans l’œuf l’impact international que l’initiative d’Emmanuel Macron risque d’avoir tant sur le marché de l’art que sur le plan conceptuel, juridique et social, voire épistémologique.

Comment empêcher qu’une cause aussi éminemment politique et morale soit ainsi trivialisée, sinon en tournant le dos à une conception aussi cynique du droit et en revenant à l’essentiel ? En effet, dans ce cas comme dans d’autres, la fonction du droit n’est pas de sacraliser les rapports de force et d’extorsion. Il est de servir la justice. Il n’y a guère de droit qui soit complètement détaché de toute obligation de justice. Là où le droit ne sert pas la justice, il doit être amendé.

Une perte pratiquement incalculable

Par ailleurs, toute politique authentique de restitution est inséparable d’une capacité de vérité, honorer la vérité devenant, par le fait même, le fondement incontournable d’un lien nouveau et d’une nouvelle relation. La vérité est que nous aurons été, sur un temps relativement long, l’entrepôt du monde, à la fois sa source vitale de ravitaillement et l’abject sujet de sa ponction.

Au demeurant, de tous les êtres humains sur la Terre, nous sommes les seuls à avoir été, à un moment donné de l’histoire moderne, réduits au statut d’objets marchands. Qui peut honnêtement nier que ce qui fut pris, ce ne furent pas seulement les objets mais, avec eux, d’énormes gisements symboliques, d’énormes réserves de potentiels ?

Qui ne comprend pas que l’Afrique aura payé un lourd tribut au monde et, qu’au passage, il y a quelque chose de colossal, presque sans prix, qui aura été perdu pour de bon, et dont aura témoigné la vie de tous nos objets en captivité, tout comme celle de tous les nôtres dans le paysage carcéral d’hier et d’aujourd’hui ?

Qui ne voit pas que l’accaparement sur une échelle élargie des trésors africains constitua une perte immense, pratiquement incalculable et, par conséquent, peu susceptible d’un dédommagement purement financier, puisque ce qu’il entraîne, c’est la dévitalisation de nos capacités à faire naître des mondes, d’autres figures de notre commune humanité ?

Un indécrottable complexe raciste de supériorité

En dépit des apparences, l’histoire n’a jamais été qu’une simple affaire de force et de puissance. Au demeurant, il n’y a pas force plus puissante et plus pérenne que la vérité. La vérité est que l’Europe nous a pris des choses qu’elle ne pourra jamais restituer. Nous apprendrons à vivre avec cette perte. Elle, de son côté, devra assumer ses actes, cette partie ombreuse de notre histoire en commun dont elle cherche à se délester. Mais pour que des liens nouveaux se tissent, elle devra honorer la vérité, car la vérité est l’institutrice de la responsabilité. Cette dette de vérité est ineffaçable.

Le temps n’est donc ni au louvoiement, ni à la procrastination, ni à une politique schizophrène. Car on ne peut pas, d’un côté, vouloir tourner la page, fermer un chapitre douteux et passer à autre chose dans la relation avec l’Afrique et, de l’autre, confisquer ses œuvres en soutien à un indécrottable complexe raciste de supériorité qui, partout dans le monde contemporain, semble reprendre du poil de la bête.

Par ailleurs, on ne peut pas, d’un côté, confisquer ces œuvres tout en prétendant qu’elles encombrent les musées, que leur préservation coûte chère, et que de toutes les façons elles n’intéressent pas grand monde.

Il faut donc trancher.

Restituer ne saurait être ni un geste de charité, ni un geste bénévole. Restituer les œuvres africaines aux Africains est une obligation, le point de départ d’un nouveau régime de circulation, sans condition et, sur l’ensemble de la planète, du patrimoine général de l’humanité.

Achille Mbembe est l’auteur de Politiques de l’inimitié (éd. La Découverte, 2016).

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