C’était « leur Roi-Soleil », « un gourou », « un référent spirituel » ; celui qui a marié plusieurs d’entre eux, veillé leurs grands-parents mourants, baptisé leurs enfants. Ils ont une petite quarantaine d’années, se fréquentaient plus ou moins à Saint-Stanislas, fleuron de l’enseignement catholique privé niçois dont l’ancien aumônier Jean-Marc Schoepff a été mis en examen et placé en détention provisoire, jeudi 22 novembre, pour « agression sexuelle sur mineurs » dans le cadre d’une information judiciaire ouverte à Nice en février. Aujourd’hui, ils lâchent leur colère contre cet homme et « contre tous ceux qui ont fermé les yeux », raconte Alexis V., un ancien élève victime du prêtre quand il avait 14 ans. Ce sont de jeunes parents qui viennent de vivre, eux aussi, le mouvement #metoo. Victimes ou simples élèves, ils dénoncent le « système Jean-Marc », pour que « cela ne se reproduise plus jamais ».

Le procureur de la République de Nice, Jean-Michel Prêtre, affirme qu’une « dizaine » de victimes de cette génération ont déjà été identifiées, mais, estime-t-il, elles pourraient être « beaucoup plus nombreuses ». Selon une source proche du dossier, au moins une des plaintes ne relève pas du délai de prescription, le prêtre étant resté en contact avec des jeunes garçons jusqu’à sa suspension ordonnée par la préfecture en 2017. Il avait été écarté de toute mission auprès de la jeunesse, pour laquelle il a œuvré pendant plus de trente-cinq ans, mais continuait à célébrer la messe, qui ne désemplissait pas.

Souvent un ami de la famille

« C’est le tableau parfait de la bourgeoisie provinciale », résume une des victimes présumées. « Avec le Lions Clubs, les rallyes, les pères avocats, et le prêtre qui vient dîner à la maison, parce que ça fait bien. Celui de notables qui doivent protéger leur réputation, et tant pis si le curé caresse les gosses. »

Jean-Marc Schoepff était le genre de prêtre dont toute la communauté louait les sermons. Sensibles et émouvants. Il organisait des camps de vacances pour les enfants et des voyages humanitaires. Toujours de bonne compagnie, il surveillait les ados, prévenait les parents « s’ils se mettaient à fumer du shit ou à dévier », leur apprenait à skier à Auron, dans l’arrière-pays niçois, et à dire leurs prières.

C’est lors de ces voyages que Jean-Marc Schoepff aurait agressé les adolescents, âgés de 12 à 15 ans. Tous décrivent les mêmes gestes : le corps du prêtre qui venait se coller contre eux la nuit, se mettait à les caresser puis prenait leur sexe dans la main « jusqu’à ce qu’ils aient la force de le repousser ». Bien souvent, il s’agissait des « chouchous » de l’aumônier, classés selon un système de préférence dans un petit groupe de privilégiés. « Il y avait aussi les cadeaux », se souvient Laurent B., 44 ans aujourd’hui. Pendant la colo où il est agressé, l’adolescent reçoit un couteau suisse gravé à son nom, pochette en cuir assortie.

A l’époque des faits, aucune des victimes n’ose parler, persuadée d’être « un cas isolé ». Le prêtre est souvent un ami de la famille. Benoît Valla, 41 ans, qui fait partie des plaignants, se rappelle « de la chape de plomb » qui prévalait : « Imaginez la pression sociale. On avait 13, 14 ans, et c’était quelqu’un que tout le monde appréciait… »

Comité de soutien

Jusqu’à sa mise en examen, une partie de la paroisse s’est mobilisée pour défendre son prêtre. Dans les rues de Nice, certains font encore courir le bruit qu’il s’agirait d’une vendetta contre « Jean-Marc ». La veille de ses interrogatoires, et le jour de son incarcération, le curé envoyait des SMS à ses fidèles demandant « de prier pour lui ».

Selon une source proche du dossier, l’évêque de Nice, André Marceau, a assuré aux enquêteurs avoir reçu de nombreuses lettres de personnes « se portant garantes de la bonne moralité de Jean-Marc » lorsque des voix s’élevaient au sujet de son comportement pendant ses années à Stanislas. « Il avait − et il a toujours − un vrai comité de soutien », assure un ancien fidèle.

C’est l’évêque de Perpignan, Norbert Turini, qui aurait prévenu son homologue niçois au printemps 2017 des faits que relate Thomas Bidart, premier plaignant dans l’affaire. Cet assistant réalisateur avait 13 ans lorsque le prêtre a abusé de lui. A la suite de cette alerte, André Marceau aurait convoqué le père Schoepff. A l’en croire, il l’aurait suspendu, le 31 juillet, au retour d’une colonie de vacances de trois semaines, omettant de préciser que cette suspension avait été ordonnée par la préfecture.

Le père Turini, ex-collègue du père Schoepff avant sa mutation à Perpignan, aurait déclaré aux enquêteurs « avoir souvent fait la remarque » à Jean-Marc Schoepff « qu’il était trop proche des enfants ».

Des signalements

Selon nos informations, un signalement avait été effectué par un parent au proviseur du collège Stanislas, alors que le prêtre était chargé de l’aumônerie. Cela n’avait pas été suivi d’effet. Tous les encadrants de l’époque que Le Monde a pu contacter se sont murés dans le silence. Pour la nouvelle direction de l’établissement, se mettre à la recherche d’un signalement dans les archives relèverait d’une « mission de spéléologie ».

Autre anomalie dans le dossier, le retard pris par le ministère de la jeunesse et des sports, chargé de la surveillance des colonies de vacances, dont un dispositif de suspension d’urgence prévu dans les textes de loi permet d’éloigner tout intervenant susceptible de présenter un risque pour les mineurs. En théorie, cette procédure, qui porte une attention particulière aux cas d’abus sexuels, n’est censée prendre que quelques jours. Dans le cas de Jean-Marc Schoepff, le premier signalement remonte à juin 2017. Il est fait à l’inspecteur général niçois par une ancienne victime, six mois après le début de l’enquête policière et juste avant le début d’un « camp » de trois semaines organisé par le prêtre. Le dossier est transféré à la cellule « de veille opérationnelle et d’alerte » du ministère de l’éducation nationale, à Paris. L’administration ne donnera plus de nouvelles, et le père Schoepff partira en colo cet été-là. Contacté par Le Monde, l’avocat du père Schoepff n’a pas donné suite à nos sollicitations.