A Paris, le 1er décembre. / Julien Muguet pour « Le Monde »

Le nom d’un des événements créés sur Facebook par des « gilets jaunes » pour appeler à une nouvelle manifestation à Paris samedi 8 décembre résume à lui seul leur état d’esprit : « Acte IV, on maintient le cap ! » Allusion à l’expression récurrente du président de la République, précisée en sous-titre : « Si Macron maintient le cap, nous aussi ! »

C’est le sentiment qui se dégage des témoignages de « gilets jaunes » que Le Monde a recueillis après la mobilisation de samedi, particulièrement violente à Paris : aucun ne veut baisser les bras. Bien que beaucoup regrettent les violences, peu les condamnent, et tous les expliquent. Notamment par l’usage massif de gaz lacrymogène de la part des forces de l’ordre. Ce que les manifestants perçoivent comme la traduction sur le terrain de l’inflexibilité du président de la République.

« S’il avait annoncé quelque chose après que les porte-parole ont présenté leurs revendications au ministre [François de Rugy], mardi, les violences auraient pu être évitées », estime ainsi Véronique, 52 ans, employée municipale en Seine-Saint-Denis. Elle n’était pas à Paris samedi, par peur des débordements. Mais retournera cette semaine occuper un péage sur l’A4.

« Quand on est face au mutisme gouvernemental et à l’agression des CRS, on ne peut avoir que ça en retour », dit encore Steven Lebee, figure des « gilets jaunes » en Haute-Savoie, lui-même placé en garde à vue pour rébellion. Tout en se disant, comme d’autres, persuadé que des policiers se sont mêlés aux casseurs pour faire dégénérer les manifestations – il relaie sur Facebook des vidéos d’hommes cagoulés arborant un brassard « police », près de l’Arc de triomphe –, il est sûr que des « gilets jaunes » ont aussi participé aux heurts : « Y’en a qui deviennent violents à force. Et ça continuera comme ça tant qu’on ne va pas nous écouter. »

Radicalisation

Titrée « insurrection », l’une des pages Facebook appelant à un « acte IV de la mobilisation » reflète cette radicalisation du mouvement. « Macron dit qu’il ne supporte pas la violence, alors que c’est lui qui l’amène en étant sourd et aveugle », dit encore Cyrille, 47 ans, employée dans le secteur social. Début novembre, elle décrivait, dans Le Monde, le blocage qu’elle organisait dans un esprit « bon enfant » à La Tour-du-Pin (Isère). Cette semaine, elle a fermé son groupe Facebook. « Des “gilets jaunes” beaucoup plus agressifs sont arrivés dernièrement, et nous empêchent d’agir comme on veut, explique-t-elle. Pour eux, il faut du purin devant la sous-préfecture ou murer les portes de l’hôtel de ville, je ne veux pas cautionner ça. » Ils ont pourtant, dit-elle, « embarqué une partie du groupe ».

Rejetant ces violences, elle raconte pourtant comment elle a senti « l’envie de tout casser » monter en elle samedi face au « mépris » du président. « On a tous une part noire en nous. Quand on est poussé trop loin, on peut basculer », explique-t-elle. Malgré les difficultés, elle refuse de renoncer : « Avec ce mouvement j’ai pris conscience de ce qu’on supporte depuis des années. Je ne peux plus faire comme si je ne savais pas. »

Au final, cette violence n’est-elle pas utile ? s’interrogent aussi nombre de « gilets jaunes ». Le 24 novembre, Laurent, informaticien de 51 ans, observait une barricade brûler sur l’avenue des Champs-Elysées. Sans participer. Mais sans condamner non plus. Il y était encore ce samedi, et y retournera chaque semaine, s’il le faut. « Je n’arrive pas à me dire que ça va trop loin », confie-t-il, étonné par sa propre réaction. Comme beaucoup de « gilets jaunes », il fait de Mai 68 une référence. « On ne retient que les accords de Grenelle et les avancées sociales et culturelles obtenues alors. Mais il a fallu beaucoup de casse et de violences pour en arriver là. »

A Bordeaux, Sylvain constate que si « le dialogue ne permet pas de se faire entendre, en revanche lorsque nous bloquons tout, on nous écoute ! » Gérant d’une petite entreprise de transport, Ali, 34 ans, a manifesté tranquillement à Angers : « Ça me donne la nausée rien que d’y penser mais les casseurs à Paris ont peut-être aidé la cause. Maintenant le gouvernement nous tend la main, la moindre des choses, c’est d’y aller. »

« Un pas en avant »

Dimanche, Emmanuel Macron a en effet demandé au premier ministre de recevoir « le collectif des “gilets jaunes” qui a exprimé sa volonté de nouer un dialogue ». Dans une tribune au Journal du dimanche parue le matin même, dix d’entre eux, se présentant comme « les porte-parole d’une colère constructive », ont proposé « une porte de sortie ». Et précisé leurs revendications : entre autres, l’ouverture d’états généraux de la fiscalité et d’une conférence sociale nationale, ou des référendums sur les décisions-clés et la proportionnelle aux législatives.

Mais dans le même temps, ils demandent « de manière immédiate et sans condition », le gel de la hausse des taxes sur les carburants et l’annulation de l’alourdissement du contrôle technique automobile. Un préalable à toute discussion, a insisté dimanche soir l’une des signataires, Jacline Mouraud, rendant ainsi la rencontre incertaine.

La semaine dernière, après avoir été reçu par le ministre de la transition écologique et solidaire, François de Rugy, un autre groupe de porte-parole – dont deux figures de la fronde, Eric Drouet et Priscillia Ludosky – avaient décliné une invitation de Matignon en l’absence de « mesures concrètes » annoncées au préalable. Pour empêcher ceux du Journal du Dimanche d’accaparer le dialogue, ces derniers ont publié un communiqué dimanche soir, se disant également ouverts à une rencontre à la condition qu’elle soit retransmise en direct.

Une bataille des représentants révélatrice des difficultés de ce mouvement horizontal et protéiforme à se structurer pour parler d’une seule voix, alors que les groupes Facebook de « gilets jaunes » se sont démultipliés. On en compte au moins treize différents appelant à un « acte IV » samedi à Paris, plusieurs milliers de personnes annonçant déjà « y participer ».

Le cercle constitué autour d’Eric Drouet et Priscillia Ludosky a créé dimanche un site Internet pour centraliser les initiatives et aider à structurer les groupes locaux. A Saint-André-de-Cubzac (Gironde), alors qu’il détaille la façon dont il espère voir se construire le mouvement, Eric, une figure de la lutte, précise soudain : « La grande idée est de rester pacifiste. Mais je suis outré par la condescendance du gouvernement. S’il ne veut pas nous écouter, il doit s’attendre à des sanctions de la part du peuple. »

Beaucoup espèrent que le 1er décembre marquera un tournant. Si, comme Steven Lebee, certains y voient l’aube d’une VIe République, d’autres attendent déjà une inflexion du président. « Il faudrait qu’il arrive à reconnaître qu’il est dépassé, estime Cyrille. Et qu’il fasse un pas en avant, au moins sur les carburants. » A Angers, Ali fait mine de s’interroger : « Depuis quand écouter son peuple, c’est reculer ? »

Ce qu’il faut savoir

  • Mobilisation Selon le ministère de l’intérieur, 136 000 personnes ont manifesté en France, samedi 1er décembre, dont 10 000 à Paris­ (contre 166 000, le 24 novembre, et 282 000, le 17 novembre).
  • Interpellations 682 personnes ont été interpellées en France – 412 à Paris –­, et 630 placées en garde à vue, ­selon la Préfecture de police. Lundi matin : 139 personnes avaient été déférées au parquet de Paris, 111 gardes à vue ont été prolongées et 81 procédures ont été classées sans suite selon le parquet de Paris. Au moins 263 personnes ont été blessées, dont 81 membres des forces de l’ordre.
  • Tirs A Paris, les policiers ont tiré 9 861 grenades de toutes sortes, selon une source syndicale. Les canons à eau ont projeté 136 800 litres, et 3 827 grenades lacrymogènes ont été lancées par les gendarmes mobiles.
  • Acte IV Sur Facebook, une nouvelle mobilisation, intitulée « Acte IV Macron Dégage ! », appelle déjà à un nouveau rassemblement dans la capitale, samedi 8 décembre.