La lettre était apparue une première fois dans les salles d’enchères en 2008. Elle avait alors été vendue pour 404 000 dollars (soit près de 355 000 euros). / AP

« Le mot Dieu n’est pour moi rien d’autre que l’expression et le produit des faiblesses humaines, et la Bible un recueil de légendes vénérables mais malgré tout assez primitives. Aucune interprétation, aussi subtile soit-elle, n’y changera rien (pour moi). »

C’est par ces mots, définitifs, que le Prix Nobel de physique Albert Einstein explique son rapport à la religion – et au judaïsme en particulier – dans une lettre écrite un an et demi avant sa mort, survenue en avril 1955.

La missive, devenue célèbre depuis et désignée comme la « lettre sur Dieu » (« God letter »), est mise aux enchères, mardi 4 décembre, chez Christie’s, à New York. Elle devrait être vendue entre 1 et 1,5 million de dollars (soit plus de 880 000 euros), selon les estimations de la maison de vente.

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« Une superstition primitive »

La lettre, rédigée en allemand, est adressée au philosophe Eric Gutkind, auteur de l’ouvrage Choisir la vie : l’appel biblique à la révolte, dans lequel ce dernier cite à de nombreuses reprises les travaux d’Einstein. Des références que le père de la théorie de la relativité goûte peu, au point d’écrire à Gutkind une mise au point, très polie mais directe, concernant son rapport au fait religieux. « Pour moi la religion juive est, comme toutes les autres religions, l’incarnation d’une superstition primitive. Et le peuple juif auquel j’appartiens fièrement, et dont je me sens profondément ancré à la mentalité, n’a pas pour autant une forme de dignité différente des autres peuples », écrit-il.

Ce jugement est le résultat du long cheminement intellectuel du physicien. Enfant, Einstein était d’ailleurs très croyant. « Tellement qu’il s’en prenait parfois même à ses parents [peu pratiquants] parce qu’ils mangeaient du porc », raconte l’historien Simon Veille à France Culture. Une dévotion qui prend fin vers l’âge de 12 ans, lorsqu’il rencontre ce qui deviendra son obsession – la science – par le truchement d’un étudiant en médecine. « Il lui a fait découvrir des livres [de physique], de géométrie, des livres sur la nature et [le petit Albert] a abandonné toutes ses croyances », poursuit Simon Veille.

« Merveilleux Spinoza »

Malgré son rejet de la religion en tant qu’institution et dans sa représentation de Dieu comme puissance active dans la vie des individus, qui punit les méchants et récompense les bons, Einstein ne se définissait pas pour autant comme athée. Dans sa lettre, il fait d’ailleurs une rapide référence « à notre merveilleux Spinoza », un philosophe hollandais du XVIIe siècle pour qui Dieu, la nature et la nécessité absolue sont une et même chose.

Concrètement, « dire “je crois dans le Dieu de Spinoza”, comme Einstein, […] cela signifie que vous croyez que les lois de la nature forment un tout et qu’elles contiennent toutes les réponses aux questions que vous vous posez », explique au New York Times Rebecca Newberger Goldstein, philosophe autrice du livre Platon au Googleplex : pourquoi la philosophie ne disparaîtra pas. Et de poursuivre :

« Beaucoup de physiciens utilisent le mot “Dieu”. Cela trompe les gens qui pensent qu’ils sont croyants, mais c’est en fait une manière métaphorique de parler de la vérité absolue. »

Recherchée par les collectionneurs

La lettre a été rendue publique en 2008 lors d’une enchère à Londres. Jusqu’alors, il semble qu’elle soit restée dans les mains des héritiers de Gutkind, mort en 1965, explique le New York Times. Sa vente avait alors atteint 404 000 dollars (soit près de 355 000 euros). Le nouveau détenteur de la lettre avait souhaité rester anonyme. En 2012, il avait tenté de vendre cette lettre pour plus de 3 millions de dollars sur la plate-forme de vente en ligne eBay. Sans succès, selon la porte-parole de Christie’s, qui confirme que celui qui a acheté la lettre en 2008 est la même personne que celle qui la vend en 2018.

Cette missive n’est pas le premier écrit d’Einstein à faire tourner les têtes des commissaires-priseurs : en octobre 2017, une note manuscrite du physicien sur le secret du bonheur avait été adjugée à Jérusalem pour 1,56 million de dollars… alors qu’elle était initialement estimée entre 5 000 et 8 000 dollars.

Lisez la traduction intégrale de la « lettre sur Dieu » d’Einstein

Princeton, le 3 janvier 1954

Cher monsieur Gutkind,

Poussé par les suggestions répétées de Brouwer [Luitzen Egbertus Jan Brouwer, mathématicien et logicien néerlandais], j’ai longuement lu votre livre ces derniers jours : merci beaucoup de me l’avoir envoyé.

Voici ce qui m’a particulièrement frappé : nous avons beaucoup en commun dans notre approche factuelle de l’existence et de la communauté humaine. Un idéal qui dépasse notre intérêt personnel, une aspiration à dépasser les désirs égoïstes, une aspiration à l’amélioration et au renforcement de l’existence, en mettant l’accent sur l’élément purement humain par lequel les choses inanimées doivent être perçues comme un moyen, pour lequel aucune fonction dominante ne doit être attribuée (c’est particulièrement ce type de réflexion qui nous unit et fait de notre manière de penser une attitude authentiquement non américaine).

Néanmoins, sans les encouragements de Brouwer, je ne me serais jamais autant plongé dans votre livre, car il est écrit dans une langue qui m’est inaccessible. Le mot Dieu n’est pour moi rien d’autre que l’expression et le produit des faiblesses humaines, et la Bible un recueil de légendes vénérables mais malgré tout assez primitives. Aucune interprétation, aussi subtile soit-elle, n’y changera rien (pour moi). Ces interprétations raffinées sont naturellement très diverses et n’ont pratiquement rien à voir avec le texte original.

Pour moi la religion juive est, comme toutes les autres religions, l’incarnation d’une superstition primitive. Et le peuple juif auquel j’appartiens fièrement, et dont je me sens profondément ancré à la mentalité, n’a pas pour autant une forme de dignité différente des autres peuples. Au vu de mon expérience, ils ne sont pas meilleurs que les autres groupes humains, même s’ils sont protégés des pires excès par leur manque de pouvoir. Sinon je ne perçois rien d’« élu » chez eux.

D’une manière générale, cela me blesse de revendiquer une position privilégiée et d’essayer de la défendre par deux murs de fierté, un mur extérieur en tant qu’être humain et un mur intérieur en tant que juif. En tant qu’être humain, vous affirmez, en quelque sorte, être dispensé d’une causalité que vous accepteriez autrement, et en tant que juif, vous revendiquez un statut privilégié pour le monothéisme. Mais une causalité limitée n’est plus du tout une causalité, comme notre merveilleux Spinoza l’avait reconnu le premier avec une clarté absolue. Et la conception animiste des religions naturelles ne peut pas, en principe, être annulée par ce monopole monothéiste. Avec de telles barrières, on ne peut que s’auto-aveugler ; et nos efforts moraux n’y gagnent rien. Bien au contraire.

Maintenant que j’ai exprimé ouvertement nos différences de convictions intellectuelles, il m’est toujours clair que nos pensées sont très proches les unes des autres concernant l’essentiel, c’est-à-dire notre évaluation du comportement humain. Ce qui nous divise, ce sont seulement nos « outils » intellectuels ou la « rationalisation » – en langage freudien. Je pense donc que nous nous comprendrions très bien si nous discutions de choses concrètes.

Avec mes sincères remerciements et mes meilleurs vœux,

Bien à vous,

A. Einstein

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Durée : 09:21