Ci-dessus, l’usine Babcock abandonnée, à la Courneuve (Seine-Saint-Denis). / Guido Prestigiovani

Vue d’architecte du projet de reconversion de l’usine Babcock. / Dominique Perrault Architecte

« Que préférez-vous ? Porter des lunettes ou un œil de verre ? » Cette mise en garde un brin désuète, peinte en lettres rouges défraîchies, est toujours visible sur les murs rongés par l’humidité de l’usine Babcock. Cette entreprise américaine de chaudières industrielles, qui s’était installée à La Courneuve en 1898, fut longtemps l’un des premiers employeurs de la ville. Les machines y ont tourné jusqu’au début des années 2000. Aujourd’hui, des herbes sauvages poussent à l’intérieur des bâtiments vides, au milieu de gravats.

Sept terrains de foot à dix minutes de la gare du Nord

Dans cette ville populaire de Seine-Saint-Denis, les immenses halles Babcock sont bien connues. Calées entre l’usine Orangina, les nouveaux bâtiments de la Banque de France et ceux des archives du ministère des affaires étrangères, elles s’étalent sur 38 000 mètres carrés. Soit l’équivalent de sept terrains de foot, à dix minutes en RER de la gare du Nord.

D’ici cinq ans, ce site, acquis par l’établissement public foncier d’Ile-de-France (Epfif) sera métamorphosé à la faveur d’un projet proposé dans le cadre du concours « Inventons la métropole du Grand Paris ». Les halles resteront debout, mais vont accueillir des logements, un cinéma, des espaces pour des activités dans l’événementiel, des lieux de résidence pour artistes, des installations sportives, des locaux pour des start-up et des associations, une école d’art…

La construction de cette « Fabrique des cultures », menée par le promoteur la Compagnie de Phalsbourg, devrait commencer fin 2019 et s’achever « avant les Jeux olympiques, en 2021 ». L’ambition : « ancrer ce territoire dans le Grand Paris » et faire de cette « cathédrale industrielle » un pôle d’attractivité, commente Mathieu Boncour, de la Compagnie de Phalsbourg, qui investit « plus de 100 millions » dans ce projet. La nouvelle rue qui donne accès au site a été inaugurée cet été.

Un « traumatisme » : la disparition des Halles de Paris

Transformer une friche en lieu vivant : l’usine Babcock suit un chemin emprunté par de nombreux sites du Grand Paris. A l’origine de ce mouvement, un « traumatisme » : la disparition des Halles, l’ancien « ventre de Paris », remplacées à la fin des années 1970 par un centre commercial décrié. « Le sacrifice de Baltard a joué un rôle de détonateur et permis de faire évoluer les mentalités », estime Emmanuelle Real, spécialiste du patrimoine industriel français.

Depuis, la liste de ces reconversions est longue : depuis la gare d’Orsay et les abattoirs de La Villette jusqu’à la halle ferroviaire Freyssinet, les Grands Moulins de Paris ou de Pantin, l’Imprimerie nationale, l’ancienne centrale électrique de Saint-Denis… Autant de bâtiments devenus respectivement un musée, un espace culturel, un incubateur de start-up, une université, des locaux d’entreprises ou d’administrations, une Cité du cinéma.

Les reconversions plaisent, parce qu’elles permettent à leurs occupants de s’ancrer dans une mémoire collective.

Ce mouvement de reconversion, qui s’est accéléré depuis les années 2000, n’en est pourtant « qu’à ses débuts », assure Emmanuelle Real. « Il reste de nombreux sites désaffectés, en Ile-de-France mais aussi dans le Nord, en Normandie, dans le Grand Est. » Ces sites, jadis en zone périphérique, aujourd’hui absorbés par de nouvelles aires urbaines, voient peu à peu leur valeur foncière augmenter – leur connexion à la capitale aussi. « Les élus sont de plus en plus friands de ces reconversions, qu’ils utilisent comme des leviers pour revitaliser des quartiers en déshérence, comme des anciennes zones portuaires », expose Emmanuelle Real.

Au-delà de leur coût et de leur emplacement, si ces reconversions plaisent, c’est qu’elles permettent aux entreprises ou structures qui y élisent domicile de s’ancrer dans une mémoire collective, de « raconter une histoire » – et de valoriser leur image. L’agence de publicité BETC, qui a, en 2016, quitté le centre de Paris et pris ses quartiers dans d’anciens entrepôts à Pantin, a fait de ce déménagement un outil de communication.

Nul doute que les entreprises qui emménageront à Babcock utiliseront aussi cette symbolique. D’autant que cette usine raconte, comme tant d’autres, un bout d’histoire de France : la seconde révolution industrielle, l’essor du capitalisme transatlantique… Pendant la guerre de 1914-1918, on fabrique à Babcock des munitions, et ce sont des femmes qui sont derrière la chaîne de montage. L’usine a ensuite accueilli des « éclopés » de la guerre, avant d’investir dans un immeuble de bureaux, symbole de la montée en puissance des commerciaux et des cadres à cols blancs. En 1924, elle comptait 900 salariés. Bombardée pendant la seconde guerre mondiale, puis modernisée dans les années 1950, elle emploie pendant les « trente glorieuses » jusqu’à 2 000 personnes. Dans les années 1970, une vague de fusions-acquisitions a été synonyme de multiples grèves, de plans sociaux et de déclin. Jusqu’à la clé sous la porte en 2012.

Se réinventer sans nier le passé

« Cette reconversion nous permet de nous réinventer sans nier notre passé », explique Gilles Poux, le maire (PCF) de La Courneuve, qui a aussi mené la transformation en médiathèque d’une autre usine, La Mécano. L’usine Babcock, le maire y est particulièrement attaché : il y a travaillé pendant six ans comme dessinateur industriel de chaudières – « mon premier CDI ». C’est à cause de cette entreprise qu’il s’est installé, au début des années 1980, dans la ville de Seine-Saint-Denis. « Cela m’aurait fait mal au cœur de voir ces halles disparaître, ne serait-ce que parce que, architecturalement, elles sont magnifiques. »

« Les voûtes, les jeux de charpente, les volumes, ce sont de belles pièces. On aurait du mal à les refaire aujourd’hui. » Dominique Perrault, architecte

Si ces bâtiments ont la cote, c’est aussi pour leur esthétique et la qualité de leur bâti. « Les halles industrielles comme Babcock sont fascinantes. Les voûtes, les jeux de charpente, les volumes, ce sont de belles pièces. On aurait du mal à les refaire aujourd’hui ! Et c’est pour cela qu’il faut les garder », affirme l’architecte Dominique Perrault, dont l’agence pilote le projet de reconversion de Babcock.

Sortir des programmes immobiliers standardisés

Ces lieux hors norme sont ainsi propices à la créativité, chez ceux qui les investissent comme chez ceux qui les aménagent. « Ces volumes nous permettent de sortir des programmes immobiliers très standardisés et dictés par la rentabilité, du carcan commercial de la ville néolibérale », estime l’architecte « frichier » Matthieu Poitevin, qui a reconverti, à Marseille, la Friche La Belle-de-Mai.

Aménager ces anciens sites industriels présente néanmoins de lourdes difficultés : sols pollués, amiante, contraintes techniques…

« Reconvertir une usine est moins cher que de raser et de reconstruire. » Emmanuelle Real, spécialiste du patrimoine industriel

« L’autre souci, c’est qu’ils doivent être chauffés et qu’avec ces volumes il faut veiller à ne pas construire quelque chose d’énergivore », poursuit Dominique Perrault. « De nombreux bâtiments industriels finissent par être détruits, même parfois lorsque le site est protégé au titre des monuments historiques, regrette Emmanuelle Real. Le principal problème, c’est le financement des coûts d’entretien et de restauration, faute de projet viable. Pourtant, reconvertir une usine est moins cher que de raser et de reconstruire. Et si l’on tient compte de la plus-value apportée par la qualité des matériaux anciens, le différentiel est encore supérieur. »

Maintenir la mixité des usages

Mais le plus grand défi de ces reconversions, c’est d’arriver à faire en sorte qu’elles préservent leur caractère « unique » et échappent à la standardisation. Et qu’elles ne deviennent pas des « enclaves bobos » au milieu de quartiers populaires – une gentrification qui conduirait à l’exclusion réelle ou symbolique d’une partie des habitants des environs.

La mixité des usages et des logements est l’une des réponses à ce défi. « Cela nécessite d’associer les habitants du quartier dès la conception, pour donner l’envie d’y aller. Intégrer des espaces publics, de jeu, des espaces non définis, penser à des usages qui franchissent les frontières sociales et culturelles. La Belle-de-Mai, cela a pris presque vingt ans pour y arriver. Et une fois que ça marche, il faut se demander comment faire pour que l’endroit ne soit pas trop institutionnalisé », explique Matthieu Poitevin.

Dans tous les cas, les projets éphémères qui se développent souvent dans ces sites en reconversion peuvent tisser des liens avec les habitants des environs. Babcock est régulièrement le théâtre d’expérimentations transitoires – spectacles, tournages (la série Engrenages, notamment), installations… De quoi permettre, aussi, de supporter le coût de l’entretien et du gardiennage de ces vastes ateliers fantômes, où rôdent des esprits aux yeux de verre.

Cet article fait partie d’un dossier réalisé en partenariat avec l’établissement public foncier d’Ile-de-France.