Gaëtan Mootoo, chercheur spécialiste de l’Afrique de l’Ouest à Amnesty International de 1986 à mai 2018. / Courtesy of Amnesty International

Parmi les militants de la démocratie et des droits de l’homme en Afrique, Gaëtan Mootoo était de la caste des seigneurs. Il ne se contentait pas de discours et de plaidoyers, mais il enquêtait avec tact et rigueur. Depuis qu’il a rejoint Amnesty International en 1986, suite à une annonce parue dans Le Monde, ce chercheur français d’origine mauricienne n’a cessé d’enchaîner les « missions » sur des terrains souvent difficiles avec une opiniâtreté masquée par sa douceur et son élégance. Patiemment, le gentleman adorateur de William Shakespeare écoutait avec une empathie singulière les acteurs et témoins des crises, rassemblait des preuves, analysait des scènes de crimes et d’exactions, des charniers et des fosses communes. Ses rapports étaient précis, renseignés, implacables.

Mais voilà, ces derniers temps, il les accouchait dans la douleur, se sentant isolé voire méprisé au sein de son organisation, dépourvu du peu de matériel nécessaire et sous pression d’une hiérarchie obsédée par la productivité. Pas de quoi, néanmoins, freiner ses recherches au long cours et approfondies en Afrique de l’Ouest, la région qu’il aimait et connaissait si bien.

« Ne m’attends pas pour dîner »

En mai 2018, Gaëtan Mootoo, 65 ans, devait partir en mission au Mali puis en Côte d’Ivoire à la fin du mois suivant. Dans la nuit du 25 au 26 mai, il tarde à quitter son bureau du deuxième étage d’Amnesty International France. « Ne m’attends pas pour dîner », indique-t-il d’une voix paisible à son épouse qui l’appelle au téléphone. Avant de disparaître. Le chercheur s’est donné la mort. L’Afrique de l’Ouest perd son plus brillant enquêteur et défenseur des droits de l’homme.

« C’est un acte politique, il nous a donné sa mort pour que les choses changent », veut croire l’un de ses anciens collègues dont le témoignage est retranscrit dans le rapport interne du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) d’Amnesty International France. Dans ce document daté du 1er octobre 2018, cité par The Guardian, Mediapart et The Times, on découvre l’envers du décor d’une ONG qui a fait sa mue pour mieux s’adapter à une réalité concurrentielle, quitte à nuire à ses chercheurs les plus exigeants.

Comme certaines des grandes organisations de défense des droits de l’homme, le fonctionnement d’Amnesty International a évolué pour s’apparenter à celui d’une multinationale obsédée par le rendement et la communication. Les rapports d’enquête doivent désormais être réalisés dans des délais plus brefs, être attrayants et moins nuancés, puis diffusés à la presse comme un produit marketing, pour exister, s’imposer face aux rivaux, occuper l’espace médiatique pour espérer avoir plus de financements des bailleurs de fonds. Les intellectuels comme M. Mootoo n’ont plus forcément leur place dans un tel système.

Détérioration des conditions de recherche

« C’est devenu une culture du chiffre. Sur les dons, le nombre de membres, on vend Amnesty International en permanence. Pour Gaëtan Mootoo, c’était le pire qui pouvait arriver », confie un employé de l’ONG. « D’une manière générale, la stratégie d’Amnesty faisait une plus grande place à la communication extérieure et au faire savoir », peut-on lire dans le rapport du CHSCT. Le plus souvent au détriment du temps long nécessaire à la recherche dans des contextes de crises et de vérités concomitantes.

« Le travail d’Amnesty s’articule depuis sa création autour de trois piliers : enquêter, alerter et agir. Mais nous devons aussi nous adapter aux nouvelles formes de communication qui se sont développées ces dernières années. Nous parlons d’une nécessaire réactivité plutôt que de productivité, nuance Cécile Coudriou, présidente d’Amnesty International France qui ne cache pas son admiration pour M. Mootoo. Les rapports d’enquête nécessitent un temps plus conséquent pour bien travailler. Nous en publions en moyenne deux par mois. C’est beaucoup, peut-être trop. Ce qui est sûr, c’est que la rigueur du travail de recherche n’est jamais contestée, et c’est l’une de nos forces. »

Selon le rapport interne, la détérioration des conditions de recherche s’est accélérée avec le projet de réorganisation globale des bureaux d’Amnesty International, validé en 2010. Le programme Afrique, basé à Londres, devait être bouleversé et l’antenne parisienne où officiait M. Mootoo amenée à disparaître au profit de bureaux locaux, « au plus près du terrain », établis à Dakar notamment. Ceux qui osent protester sont simplement priés de partir, incités à la démission.

Gaëtan Mootoo se montre très critique à l’égard du projet qui, selon lui, « fait perdre sa matière grise » à Amnesty. « Il n’était pas favorable à ce qu’il considérait comme une augmentation des budgets allouée à des campagnes plus rapides et plus agressives, aux dépens d’une recherche plus approfondie », précise l’avocat britannique James Laddie. Ce dernier est l’auteur d’un rapport indépendant commandité par l’organisation qui l’a rendu public le 19 novembre.

« L’Africain d’Amnesty » s’use en silence

Le brillant sexagénaire qui a consacré une partie de sa vie à Amnesty International et à l’Afrique de l’Ouest s’est peu à peu retrouvé moqué par des jeunes « managers » ambitieux pour qui la défense des droits de l’homme est un business comme un autre et l’Afrique un marché sûr, générateur de crises. Le voilà taxé d’être « de la vieille école » ou « un mec qui est en fin de route », lui qui prenait soin de retourner sur place lire ses rapports aux victimes.

« Son éthique était, à un moment, l’éthique d’Amnesty International dont la vocation de défense des droits de l’homme a été malmenée par la direction », constate aujourd’hui Robin Mootoo, son fils âgé de 30 ans. « Il ne se plaignait jamais et ne parlait que des gens qu’il aimait, se souvient son épouse, Martyne Perrot. On découvre, avec ces rapports, des pratiques qui s’apparentaient vraiment à du harcèlement et que des chercheurs souffrent. »

Des pays comme le Tchad ou surtout la Mauritanie, que M. Mootoo suivait depuis trois décennies et où il a réussi, par son entregent, à faire fermer une prison secrète, lui sont peu à peu retirés. On le change de bureau, on répond tardivement à ses rapports. « L’Africain d’Amnesty » s’use en silence, souffre de plus en plus d’un isolement malveillant et d’un manque de matériel. Son équipe parisienne se disloque, minée par les départs et les démissions de chercheurs, pour certains des amis proches. Elle se réduit à deux personnes, lui inclus.

« Il a travaillé 28 ans dans un équilibre harmonieux avec ses différents collègues. Cet équilibre a été rompu, il n’a pas réussi à en retrouver un autre. Ses demandes d’aides n’ont pas été entendues », soulignent les auteurs du rapport du CHSCT. Le mythique chercheur, connu dans les palais présidentiels comme par la société civile d’Afrique de l’Ouest, se retrouve humilié dans sa propre organisation, esseulé, à Paris. Pointant un « nombre d’années de faible productivité par rapport au règlement d’un montant unique élevé », le directeur général des opérations, Minar Pimple, envisage de « supprimer » son poste, comme il l’écrit dans un mail de juin 2016.

« Je ne pourrais plus continuer de cette façon… »

Ce dernier était pourtant destinataire de certains mails de M. Mootoo qui se plaignait de la dégradation de ses conditions de travail. « Mais Minar Pimple n’a pas pris en compte les innombrables éléments positifs du travail de Gaëtan, relève le rapport indépendant de James Laddie. Lorsqu’un cadre supérieur parle de la sorte d’un chercheur si ouvertement, son point de vue risque de se propager à l’ensemble de l’organisation. » Contacté par le biais du secrétariat international d’Amnesty International, à Londres, M. Pimple n’a pas souhaité réagir.

La santé du chercheur se dégrade aussi. Il s’évanouit à deux reprises en mission, en 2016, ce qui inquiète certains collègues et le médecin du travail qui alerte la direction d’Amnesty International France. Cette même année, il se retrouve tout seul dans un bureau. « Nous n’avons pas pris la pleine mesure du bouleversement qu’a occasionné le départ de son équipe et l’éloignement géographique de ses nouveaux collègues, basés à Dakar, explique aujourd’hui Mme Coudriou, présidente d’Amnesty International France. Le soutien dont il a bénéficié n’a pas été suffisant et nous reconnaissons nos défaillances à cet égard. »

Dans un long communiqué publié le 19 novembre, le nouveau secrétaire général d’Amnesty International, Kumi Naidoo, s’est dit « profondément troublé » par les conclusions du rapport d’enquête. Soulignant que « la faute ne revient à personne en particulier », le Sud-Africain, auparavant directeur exécutif de l’ONG environnementale Greenpeace, a fait état d’une lecture « douloureuse, car elle rappelle (…) les dures années de changements organisationnels qui ont affecté beaucoup de personnes ». « Sensible » à ce message, la famille du chercheur disparu dit espérer qu’il parviendra à changer cette « organisation qui s’est tant éloignée des valeurs d’origine d’Amnesty International ».

Avant de partir, dans la nuit du 25 au 26 mai, Gaëtan Mootoo a laissé une lettre mi-manuscrite, mi-dactylographiée adressée à son épouse et à leur fils. Dans son préambule, le chercheur livre quelques ressentis. « Depuis quelques années, surtout depuis la fin de 2014, je ne vais pas très bien, je n’en ai parlé à personne. A cela s’est ajouté un surcroît de travail, j’ai fait une demande d’aide, cela n’a pas été possible. J’aime ce que je fais et je voudrais le faire correctement. Je pense que je ne pourrais plus continuer de cette façon, d’où cette décision (…). »