Sur les Champs-Elysées, le 8 décembre. / Laurence Geai pour « Le Monde »

Il fait encore nuit boulevard Haussmann, samedi 8 décembre, quand Olivier sort de chez lui en tenue de sport. « Incroyable, y a plus aucune voiture garée ! », s’étonne-t-il à haute voix. Traumatisé par les scènes de saccage et de pillage du 1er décembre, le quartier s’est mieux préparé que les samedis précédents à la nouvelle journée de mobilisation des « gilets jaunes » à Paris. Les riverains ont rangé leur voiture au parking et la quasi-totalité des cafés, magasins et restaurants ont protégé leurs vitrines par des panneaux de bois.

Les Champs-Elysées, eux, offrent un visage fantomatique. L’avenue, bloquée de part et d’autre par d’imposants dispositifs de gendarmerie mobile, renforcés de véhicules blindés à roues, est totalement déserte. Toutes les boutiques, tous les établissements sont fermés, barricadés de planches de bois. Tout autour des Champs, des convois de police et de gendarmerie sillonnent les rues de la capitale, toutes sirènes hurlantes.

Vers 7 h 30, comme les fois précédentes, de petites grappes de manifestants commencent à converger vers les Champs-Elysées, devenus, avec l’arc de Triomphe, le lieu emblématique de la mobilisation parisienne. Depuis le 17 novembre, les « gilets jaunes » font du palais de l’Elysée, situé entre les Champs-Elysées et la Concorde, l’objectif symbolique à atteindre. Ils tentent toujours de s’approcher au plus près.

Ils ont beau ne pas avoir encore enfilé leur gilet, ils se font tout de suite contrôler par de petites équipes de gendarmes et de policiers en place sur l’avenue. Fouille des sacs systématique : casque, lunettes, toutes les protections contre les violences ou les gaz lacrymogènes sont confisquées et même les masques en papier. « Ils disent qu’on peut y mettre le feu et le lancer, c’est n’importe quoi », s’indigne un jeune homme venu de Sens (Yonne). Ils sont une quinzaine venus ce matin. Dans leur sac, des gâteaux secs. « Vous en voulez ? », demande-t-il au policier qui sourit. L’ambiance est encore détendue.

Une matinée sans casse aux Champs-Elysées

Dans le petit millier de manifestants rassemblés près de l’arc de Triomphe au lever du jour, on constate une plus grande homogénéité que d’habitude : les hommes entre 20 et 40 ans sont ultra majoritaires, alors que jusqu’ici on comptait au moins autant de femmes que d’hommes, et beaucoup de retraités, qui font défaut aujourd’hui. Les violences de la semaine passée, mais aussi les déclarations alarmistes des politiques sur cette journée à haut risque, ont dû être dissuasives.

Il y a là Arnaud et Jessica, 26 ans tous les deux, et quatre enfants, le tout sur un seul salaire de 1 500 euros : « Y a deux ans on arrivait à s’en sortir mais là c’est plus possible. » Ils sont venus de Sens parce que « malheureusement c’est à Paris que tout se passe, qu’on peut faire bouger les choses ». Pourtant « habituée » pour être venue à Paris depuis le 17 novembre, Jessica confie que les quatre contrôles policiers en moins d’une demi-heure finissent par lui faire « un peu peur ».

Un groupe est parti à 23 heures de Longwy. « C’est le premier samedi qu’on vient à Paris, on a des camarades fatigués mais nous, contrairement aux forces de l’ordre, on se relaie », dit Marc, 34 ans, qui travaille dans une fonderie d’aluminium. « Moi et ma femme on travaille tous les deux et on doit faire attention à tout ce qu’on achète ! Mes parents s’en sortaient très bien, eux. »

Laurence Geai pour «Le Monde»

Kevin, 30 ans, tient un panneau « Peace and love ». Ce câbleur intérimaire a fait 500 km pour venir de La Rochelle « montrer que le mouvement ne s’essouffle pas ». « Je ne suis venu ni pour casser, ni pour blesser, ni pour tuer qui que ce soit… » Il est rattrapé par les larmes : « Je suis fatigué… Quel va être mon avenir en fait ? J’en vois plus », dit-il, très ému.

Les « gilets jaunes » très pacifiques comme Kevin formant le gros des troupes matinales, toute la matinée s’est déroulée sans aucune casse sur les Champs-Elysées. Le dispositif des forces de l’ordre vise à confiner les « gilets jaunes », qui sont, vers 10 heures, au nombre de 2 000 à 3 000, dans un périmètre encadré. Seules quelques rues adjacentes sont laissées libres. La plupart des manifestants, sans organisation, n’ont pas d’objectifs précis, hésitant sur la conduite à tenir. Ils parcourent en cortège une première fois l’avenue dans le sens descendant avant de se heurter à un barrage de mobiles, entonnent La Marseillaise, scandent quelques slogans, le plus souvent « Macron démission ». Puis repartent en sens inverse.

« Nous on cassera pas, mais faudrait des p’tits jeunes… »

Même scène de retour en haut des Champs. Les premières échauffourées commencent vers 10 h 30 à hauteur de la rue Arsène-Houssaye et de la rue de Tilsitt. Les gendarmes en faction à l’entrée de ces voies essuient des lancers de projectiles et quelques bombes artisanales et ripostent par des tirs de grenades lacrymogènes, qui leur sont systématiquement retournées. Il n’y a pas de réels affrontements mais des mouvements de foule, sous l’objectif des télévisions juchées sur la terrasse du Drugstore Publicis. Des télévisions du monde entier ont afflué pour cette nouvelle journée de manifestation.

Quelques « gilets jaunes » tentent de fraterniser avec les forces de l’ordre, de les convaincre de se joindre au mouvement. Sans succès. Le plus grand nombre reste observateur mais « dégoûté »« Ils nous confinent, je sais pas à quoi jouent les forces de l’ordre en nous parquant comme ça, dit Benjamin, métallier de 24 ans, venu spécialement du Tarn avec son ami Nicolas, 37 ans, couvreur-zingueur. Ils sont tous les deux microentrepreneurs. « Sur les ronds-points en province, on va pouvoir y rester l’année, il se passera rien, c’est pour ça qu’il faut venir à Paris. Quand je pense qu’on est là, dans le froid, alors que l’autre [Macron] il est au chaud à refaire faire sa moquette… » Allusion aux travaux en cours pour rénover l’Elysée.

Le confinement, les lacrymogènes, les allers-retours… La tension monte en fin de matinée. « Ils font tout pour énerver les gens alors qu’ils savent qu’on est des blaireaux qui font juste Houhouhou. Ils veulent qu’on s’énerve pour décrédibiliser le mouvement et, le pire, c’est qu’il n’y a que la violence qu’ils comprennent », dit une femme venue de l’Ain. « Si ça casse pas aujourd’hui, on va rien obtenir, dit un commerçant du même groupe. Nous on cassera pas, on n’a pas assez de couilles, mais faudrait des p’tits jeunes… »

Et ceux-là mêmes que certains appellent de leurs vœux finissent par rejoindre la manifestation en début d’après-midi : des groupes de jeunes très excités convergent vers le 8e arrondissement. Rue de Courcelles, des gilets jaunes pacifiques tentent de les empêcher de brûler une première voiture, en vain. A l’abri dans la bouche de métro la plus proche, ils les voient ensuite mettre le feu à plusieurs scooters. La journée bascule dans une tout autre ambiance. Beaucoup de gilets jaunes pacifistes s’en vont.

Sur place, Le Monde a observé que les policiers de la BAC tiraient au Flash-Ball très régulièrement à hauteur de tête. Un groupe de photographes, à genoux pour se protéger et clairement identifiables, a été pris pour cible. Un photographe indépendant a notamment été touché à l’épaule. Plus tôt, face au Drugstore Publicis, un autre photographe avait été touché à l’aine par un Flash-Ball.

Dans le métro, un homme de Béziers se remet difficilement d’un tir à la jambe ; Hugo, chômeur de 28 ans, montre une cartouche de Flash-Ball qui a failli l’atteindre « alors qu’on était les mains en l’air, donc ça m’énerve ». Il quitte le 8e arrondissement pour rejoindre la marche pour le climat.