Les artistes Victoria Kimani (Kenya) et Chinedu Izuchukwu Okoli, alias « Flavour » (Nigeria), sur la scène du « Coke Studio Africa », à Nairobi, en août 2014. / TONY KARUMBA / AFP

Pour rien au monde ils n’auraient manqué l’opportunité de passer leur samedi enfermés dans cette salle sombre et sans fenêtre. La cinquantaine de jeunes, âgés de 18 à 25 ans, qui forment ce jour-là le public du « Coke Studio Africa » jubilent d’assister au tournage de cette émission culte au Kenya et au-delà, dont la sixième saison est actuellement enregistrée à Nairobi. « Depuis des années, venir au “Coke Studio” était sur ma liste des choses à faire absolument, je voulais juste être là, voir ces artistes talentueux et célèbres ! », affirme Lynn, une étudiante de 20 ans.

Toute la journée se succèdent dans ce studio au décor volontairement intimiste – le public, debout, est quasiment à hauteur de la scène – des artistes venus des quatre coins d’Afrique subsaharienne. En duo ou en trio, ceux-ci enchaînent des reprises de leurs chansons ou des collaborations exclusives sur lesquelles ils ont travaillé au cours de la semaine.

Produit par Coca-Cola, le « Coke Studio » est une émission unique en son genre. Un show façon « Star Academy » – la compétition en moins –, qui s’enorgueillit d’avoir produit plus de 100 titres et accueilli les artistes les plus en vogue, comme la Nigériane Yemi Alade, le Camerounais Locko ou le Sud-Africain Nasty C. L’année dernière, c’est ici même que ce dernier avait créé et chanté, avec le Nigérian Runtown et l’Ivoirien Shado Chris, le titre « Said », dont le clip a été visionné 11 millions de fois sur YouTube depuis.

Le succès ne s’est pas essoufflé depuis la première édition, en 2013 (le concept a été initialement créé en 2007 au Brésil). « Le show est devenu de plus en plus gros. Au départ, il était diffusé dans quatre pays, il y en a 30 aujourd’hui. Même la diaspora nous regarde, aux Etats-Unis et en Europe, via Internet », explique Monali Shah, responsable des « contenus d’excellence » de Coca-Cola pour l’Afrique de l’Est et l’Afrique australe. Et de noter que si quelque 500 millions de téléspectateurs ont suivi l’émission en 2017, c’est parce que « nous célébrons l’Afrique, ses voix, ses talents, et qu’aucune autre émission ne fait cela. »

Tempête de lumières

Le show tourné ce jour-là ne sera pas à l’antenne avant février 2019, alors Lynn et les autres savourent leur privilège. Entre les prises, tandis que l’équipe arrange le décor, teste les micros et ajuste les multiples caméras, ils se « chauffent » sur les tubes de gqom et d’afropop qui passent en fond sonore. Certains osent même quelques plaisanteries avec les artistes, comme lorsque le Nigérian Skales, carrure imposante coulée dans un survêtement jaune poussin, vient s’asseoir à un mètre d’eux pour assister à la reprise de son tube « Shake Body ».

Dans une tempête de lumières rouges et blanches – Coca-Cola oblige –, la chanteuse Nandy, accompagnée de danseurs arborant des tissus africains, reprend avec assurance ce titre anglophone… en swahili. Euphorie dans l’assistance, qui partage avec la jeune Tanzanienne la même langue nationale. Ce mélange de musique, de paillettes et de célébration des identités africaines est au cœur du succès du « Coke Studio » auprès de cette génération, jeune garde d’une classe moyenne ultra-connectée et fière de ses stars, qui incarnent un modèle de réussite professionnelle et financière.

Du côté des artistes, l’émission est un tremplin incomparable. Pour les plus aguerris, le « Coke Studio » ouvre de nouvelles frontières, continentales ou internationales. Une séquence spécifique, le « Big Break », a aussi pour vocation de mettre sous les projecteurs des artistes encore confidentiels, telle Shellsy Baronet. L’année dernière, cette Mozambicaine, étudiante en relations internationales alors âgée de 19 ans, venait chanter ici « Ultima Bolacha », son tout premier titre.

« Depuis, tout a changé. J’ai commencé à voyager tous les week-ends, je suis devenue du jour au lendemain une artiste très connue et respectée au Mozambique », raconte-t-elle en nous recevant avec simplicité dans sa loge après une prise où elle apparaissait en véritable diva – robe fourreau, faux cils et talons interminables. « Au premier contact avec la production, j’ai pourtant cru à une farce », se souvient-elle en riant, indifférente au manager qui tente péniblement de retirer un diadème coincé dans ses cheveux. Un an plus tard, la voilà de retour à Nairobi en tant qu’artiste confirmée.

Séduire de futurs clients

Mais au fait, pourquoi donc Nairobi ? Au hit-parade, le Kenya fait pâle figure face à d’autres, notamment le Nigeria. Kelly, 18 ans, corps frêle dans un improbable pull à motifs de vache normande, a sa réponse : « Nairobi est un lieu montant du show-business, affirme-t-il. C’est très facile de faire venir des artistes ici, ils savent que nous les soutenons beaucoup. » Dans l’organisation, on donne des raisons plus pragmatiques : la capitale kényane profite de bonnes connexions aériennes, d’un secteur logistique solide, et les prix y sont moins élevés qu’à Lagos, la capitale économique du Nigeria.

Coca-Cola finance non seulement la production, mais aussi les cachets des artistes, musiciens et choristes, et les dépenses de marketing et de communication. Lors d’un événement presse, mi-novembre, un intervenant avait évoqué un investissement de « 9 millions de dollars » (soit près de 8 millions d’euros) depuis les débuts de l’émission. Interrogée, Monali Shah ne souhaite pas confirmer ce chiffre.

Pour le géant américain, l’enjeu dépasse largement la préoccupation artistique. A travers cette opération glamour, la marque de soda cherche à séduire ses futurs clients. « Notre cible, ce sont les adolescents, et les adolescents adorent la musique. C’est une stratégie de long terme, un programme comme celui-ci construit une image, des liens avec eux », explique Monali Shah. Pour renouveler leur intérêt, le show va évoluer cette année, avec une plus grande attention portée « à l’histoire des invités, à leurs luttes, comment ils sont parvenus là où ils sont ».

Une autre nouveauté devrait, elle, attrister l’Afrique francophone. En raison d’une réorganisation des divisions commerciales de Coca-Cola, l’Afrique de l’Ouest – excepté le Nigeria – et l’Afrique centrale ne sont plus dans la cible du « Coke Studio Africa ». A ce titre, ces régions ne seront représentées par aucun artiste.