Manifestation de civils afghans ayant travaillé pour l’armée française demandant l’obtention d’un visa et la protection de la France, le 9 septembre 2018, devant le ministère des armées, à Paris. / PHILIPPE LOPEZ / AFP

La menace s’est dangereusement rapprochée un matin de 2015. Elias sortait de chez lui lorsqu’il a découvert l’inscription sur le mur de sa maison, à Kaboul, « il faut tuer les infidèles qui ont travaillé avec des étrangers ». Pour cet Afghan d’une trentaine d’années, dont on taira le vrai nom, c’est le début d’une longue course-poursuite avec femme et enfants. En deux ans, la famille déménage cinq fois. Aux yeux des talibans, Elias est un traître.

Il fait partie des quelque 800 auxiliaires de personnels civils de recrutement local – interprètes, cuisiniers, ouvriers… – ayant travaillé pour les forces françaises lorsqu’elles étaient déployées en Afghanistan, de 2001 à 2014. Un travail bien payé, 950 dollars (834 euros) par mois, cinq fois le salaire moyen – mais qui l’oblige aujourd’hui à vivre avec la peur au ventre et le risque d’être pris pour cible à chaque instant.

Elias vit désormais reclus chez lui, avec sa famille. « On vit comme des prisonniers, explique-t-il au Monde, par téléphone. On limite nos sorties au maximum, mais je ne sais pas si je pourrai vivre encore longtemps. » En 2015, l’administration française a refusé sa demande de visa, ainsi qu’à 151 autres personnels civils afghans, sans qu’on leur explique pourquoi. « La France nous a abandonnés », regrette-t-il.

Les retards s’accumulent

Lorsqu’il était candidat de la présidentielle, Emmanuel Macron avait comparé le sort de ces anciens interprètes afghans à celui des harkis en Algérie, « que nous avons abandonnés, alors qu’ils s’étaient battus dans nos rangs ». « Nous avons commis une faute comparable avec nos interprètes afghans. C’était une trahison », avait-il ajouté.

Face à la dégradation de la situation sécuritaire dans le pays, le président a demandé, en février, à faire réexaminer à titre humanitaire les dossiers refusés en 2015. Il a pourtant fallu attendre neuf mois de plus avant que cette démarche se concrétise. Les retards s’accumulent. Ce n’est pas la première fois que les autorités traînent dans ce dossier sensible, géré conjointement par les ministères de l’intérieur, des affaires étrangères et des armées. « Ils se renvoient tous la balle depuis quatre ans », admet une source gouvernementale auprès du Monde.

Qader Daoudzai, 33 ans, a été tué le 20 octobre dans un attentat-suicide visant un bureau de vote

Caroline Decroix, vice-présidente de l’Association des interprètes afghans de l’armée française, créée en août 2016 pour leur apporter une assistance juridique, estime que « la France semble enfin avoir pris conscience de la nécessité de protéger ces personnes », mais déplore un « retard très dommageable ». Entre-temps, l’un des anciens interprètes afghans des forces françaises est mort. Qader Daoudzai, 33 ans, a été tué le 20 octobre dans un attentat-suicide visant un bureau de vote, où il travaillait comme observateur pour les élections législatives. Lui aussi avait vu sa demande de visa refusée par les autorités françaises.

« Il n’a pas été ciblé personnellement », avait insisté Jean-Yves Le Drian, le 30 octobre, devant le Sénat. Le ministre des affaires étrangères a précisé que sa demande avait été rejetée « pour des raisons de sûreté nationale », mais qu’elle devait justement être « revérifiée » dans le cadre du réexamen à titre humanitaire.

Cent quatre-vingts dossiers déposés

Dans le cadre de ce troisième processus de « relocalisation » cent quatre-vingts dossiers ont été déposés. Les deux précédents, en 2012 puis 2015, avaient conduit à l’accueil de cent soixante-seize auxiliaires afghans en France, soit cinq cent cinquante personnes en incluant les familles. Cette fois, plusieurs interprètes ayant déjà fui leur pays ont aussi déposé leur dossier, mais les autorités françaises ont prévenu qu’ils seraient exclus du dispositif.

Une mission, pilotée par le Quai d’Orsay, épluche ces cent quatre-vingts dossiers depuis le 10 novembre. Selon nos informations, quarante personnes ont déjà été convoquées. L’ambassade de France à Kaboul n’étant plus en mesure de faire fonctionner sa section consulaire, elles doivent faire le déplacement avec leur famille jusqu’à Islamabad, au Pakistan, afin de passer les entretiens. Le voyage, à leurs frais, peut toutefois se révéler périlleux.

Tout est fait selon le bon vouloir des autorités, sans contrôle d’un juge administratif

Désespéré, l’un des anciens interprètes a ainsi alerté la mission sur les risques qu’il encourait, l’homme qui l’a menacé de mort ayant longtemps vécu au Pakistan. « Je suis sûr à 100 % qu’il a donné mon identité à ses chefs et des membres de Daech. Si je viens, ils m’arrêteront immédiatement », s’est-il alarmé dans un courrier que Le Monde a pu consulter, implorant de trouver une autre solution. Sans succès. Les critères retenus pour l’octroi des visas sont très flous. Le processus de relocalisation relève d’une procédure ad hoc : tout est fait selon le bon vouloir des autorités, sans contrôle d’un juge administratif.

Des autorités qui ont dit prendre en compte les « risques d’atteinte à la sécurité nationale et à l’ordre public », redoutant que certains de ces hommes puissent représenter une menace. Mais l’argument ne convainc pas Caroline Decroix : « C’est un épouvantail facile à agiter, mais invérifiable, s’agace-t-elle. Si c’était pour cela que les demandes ont été refusées en 2015, pourquoi la France accepterait-elle de les réexaminer trois ans après ? » Sollicité à plusieurs reprises par Le Monde, le ministère des affaires étrangères n’a pas donné suite.

« Manque total de transparence »

Tout se déroule dans l’opacité. Dénonçant ce « manque total de transparence » et le sort « honteux » réservé aux anciens auxiliaires des forces françaises, la sénatrice Hélène Conway-Mouret (PS) a écrit au ministre des affaires étrangères afin de connaître les critères de sélection et « assurer la protection de ces personnes », selon nos informations. « Il est du devoir de la France de les accueillir », plaide l’ancienne ministre déléguée chargée des Français de l’étranger (2012-2014) dans ce courrier.

Tous ne seront pas autorisés à venir. Dans ce cas, « le seul recours sera d’obtenir la “protection fonctionnelle” », explique Mme Decroix. Ce dispositif juridique prévoit de protéger toute personne ayant collaboré avec l’administration française si elle est menacée pour cette raison. Le Conseil d’Etat doit statuer le 12 décembre sur le cas de l’un de ces anciens auxiliaires afghans. L’enjeu est de taille, car s’il tranche en sa faveur, cela pourrait créer un précédent pour tous les auxiliaires des forces françaises, dans l’ensemble des zones de conflit où elles sont déployées. Selon la vice-présidente de l’association, « le ministère des armées redoute une telle décision, car il ne veut pas se retrouver avec un afflux de demandes ».

Contacté, le ministère n’a pas répondu à nos demandes de précisions. Ce que changerait concrètement l’obtention de cette « protection fonctionnelle » reste malgré tout incertain, car ce droit n’a jamais été utilisé dans le cas de ressortissants étrangers hors du territoire français. « On est dans l’expérimentation complète », précise Mme Decroix.

La mort de Qader Daoudzai au mois d’octobre a aggravé le sentiment d’urgence des anciens auxiliaires des forces françaises. Elias en est persuadé : « Je vais mourir comme lui. » Et il a une dernière demande : « Si un jour je suis tué par les insurgés, s’il vous plaît, sauvez ma famille ! » L’administration française doit statuer sur son cas dans les semaines à venir.

Un ancien interprète afghan décoré… et SDF

En septembre, la France lui a attribué une carte d’ancien combattant de l’armée française, un titre de reconnaissance de la nation et une médaille militaire. Basir Ibrahimi, ancien interprète afghan des forces françaises, dort pourtant dans la rue, à Paris, depuis le 30 novembre. L’Association des interprètes afghans de l’armée française, dont les membres se relayaient pour l’héberger, a épuisé toutes les solutions.

Cet homme de 31 ans, qui a travaillé pour l’armée française entre août 2011 et septembre 2012, s’est vu refuser deux fois une demande de visa. Menacé de mort en Afghanistan, il est arrivé par ses propres moyens en France en 2017, au terme d’un périple chaotique. En juin, le tribunal administratif de Nantes lui a apporté un peu d’espoir en annulant le deuxième refus de visa et en enjoignant le ministère de l’intérieur de réexaminer son cas.

En attendant, l’homme est menacé d’expulsion. Un visa n’étant plus nécessaire, puisqu’il est déjà en France, Caroline Decroix, la vice-présidente de l’association, a demandé à ce qu’il obtienne un titre de séjour de dix ans. Son sort est désormais suspendu à une décision du Conseil d’Etat.