Lors de l’inauguration du chemin de fer entre Djibouti et Addis-Abeba, le 5 octobre 2016. / Tiksa Negeri / REUTERS

Chronique. L’inauguration en grande pompe, il y a deux ans, de la première ligne de chemin de fer transfrontalière entièrement électrifiée d’Afrique, marquait symboliquement le succès des grands travaux d’infrastructures menés par la Chine sur le continent. Mais à l’heure du premier bilan, la viabilité financière et opérationnelle de la ligne entre Djibouti et Addis-Abeba est mise en cause.

Cette ligne devait symboliser l’intégration économique de l’Afrique de l’Est sous impulsion chinoise, mais la perspective d’un retour sur investissement s’éloigne alors que l’Ethiopie et Djibouti commencent péniblement à rembourser. En septembre, le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, a dû négocier à la hâte, avec ses créanciers chinois, un étalement sur trente ans du remboursement de l’équivalent de 4 milliards de dollars. De son côté, l’assureur chinois Sinosure a été contraint d’annuler 1 milliard de dollars de pertes sur la ligne ferroviaire pour un défaut de diligence.

Sur les 3,4 milliards de dollars (près de 3 milliards d’euros) qu’a coûtés le projet, 70 % proviennent de la banque chinoise d’import-export (China Exim Bank) ; des fonds partis directement dans les caisses des entreprises China Civil Engineering Construction Corporation et China Road and Bridge Corporation. Comme nous le confie Kai Xue, avocat spécialiste des montages financiers entre la Chine et l’Afrique, l’argent ne quitte souvent même pas la Chine et est transféré des banques aux entreprises du pays. Mais selon lui, « il faut garder en tête que ce sont les pays africains qui ont demandé la construction de cette ligne pour des raisons de politique intérieure ». En résumé, la Chine ne tord pas le bras aux pays d’Afrique pour qu’ils signent ce type d’engagement.

Escroquerie à la billetterie

L’histoire des chemins de fer d’Afrique de l’Est est ponctuée de problèmes. Au Kenya, la ligne historique entre Mombasa et Nairobi, construite par les Britanniques à la fin du XIXe siècle, fut si coûteuse en argent et en vies humaines qu’elle était connue sous le nom de « Lunatic Express » (« le train fou »).

La ligne actuelle ne devrait pas déroger à la règle. Ainsi, en novembre, trois ressortissants chinois travaillant pour China Road and Bridge Corporation ont été inculpés au Kenya pour tentative de corruption de responsables locaux enquêtant sur une escroquerie présumée à la billetterie. Sans compter qu’on est encore très loin des objectifs de fret qui avaient été fixés initialement (80 000 tonnes de marchandises au minimum par semaine, contre environ 5 000 tonnes actuellement). Pour Pékin, c’est un premier signal d’alarme. La Chine a déjà refusé de financer l’extension de la ligne kényane vers la frontière ougandaise sans une étude complète de faisabilité.

Pour éviter ces gabegies, Pékin devrait mettre l’accent sur des projets économiquement viables s’appuyant sur des partenariats public-privé. Plusieurs véhicules financiers sont à sa disposition, et le plus original est certainement le China-Africa Development Fund. Il s’agit d’un fonds de capital-investissement créé en 2007 et doté aujourd’hui de 10 milliards de dollars. Son objectif est de prendre des participations minoritaires dans des projets sino-africains et de soutenir ainsi les entreprises privées chinoises dans leurs investissements directs à l’étranger.

Le China-Africa Development Fund a investi à lui seul 4,6 milliards de dollars dans 90 projets, répartis dans 36 pays d’Afrique, allant des infrastructures à l’agriculture, en passant par les médias et le transport aérien. Avec son soutien, les entreprises chinoises ont investi l’équivalent de 23 milliards de dollars en Afrique et généré 5,8 milliards d’exportations et 1 milliard de dollars de recettes fiscales.

A l’affût de nouveaux marchés

Dans ce cadre, les projets sont beaucoup plus lucratifs que la ligne de chemin de fer est-africaine. Le fonds a ainsi permis le décollage d’Africa World Airlines, une compagnie aérienne créée par le conglomérat chinois HNA et des institutions financières ghanéennes. Un projet d’autant plus intéressant pour la Chine que la compagnie a signé pour l’achat de 300 appareils « made in China », les C919 et ARJ-21 produits par Comac, nouveau concurrent de Boeing et Airbus. Le China-Africa Development Fund s’intéresse aussi à Asky Airlines, autre compagnie aérienne panafricaine, basée à Lomé.

La guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis va porter un nouveau coup à la croissance chinoise, qui pourrait descendre à 6 % en 2019. Les entreprises chinoises sont donc plus que jamais à l’affût de nouveaux marchés. Pour elles, investir en Afrique avec le soutien d’un fonds public comme le China-Africa Development Fund est une assurance. Ces projets vont aussi servir l’industrialisation de l’Afrique et sont à mettre au crédit d’une Chine-Afrique pour laquelle le sujet de la dette publique ne doit pas être le seul angle d’analyse.

« La question de la dette ne doit pas masquer les véritables ambitions des entreprises chinoises sur le continent, résume Kai Xue. Le marché national est saturé et quand une entreprise dégage avec difficulté 1 % de marge en Chine, elle va forcément regarder avec intérêt un marché africain qui peut lui permettre de multiplier ses marges par cinq. »

L’Occident a fait de la bonne gouvernance et du renforcement des institutions un moteur du développement en Afrique. Pékin plaide pour sa part en faveur de grands projets susceptibles de lier les marchés, d’accroître la productivité et de stimuler l’industrialisation en s’appuyant davantage sur le secteur privé. Deux approches qui ne doivent pas forcément entrer en concurrence.

Sébastien Le Belzic est installé en Chine depuis 2007. Il dirige le site Chinafrica.info, un magazine sur la « Chinafrique » et les économies émergentes.