Le fil des ressorties et des rééditions remet régulièrement en lumière des pans oubliés et angles morts de l’histoire du cinéma italien. La collection « Héritage » de TF1 Vidéo nous ramène en 1963, année millésimée du Guépard, de Visconti, et de Huit et demi, de Fellini, avec Les Camarades, film moins réputé, et pourtant poignant, d’un des plus féroces représentants de la comédie à l’italienne, Mario Monicelli, rendu disponible en version restaurée dans un combiné DVD et Blu-ray. Ce film ambitieux, autant sur le plan historique que politique, abordant les luttes ouvrières sous l’angle de l’échec, ne connut pas le succès en son temps, sans doute à cause d’une formulation ambiguë. S’il semble emprunter le schéma habituel de la comédie (celui, par exemple, de La Grande Guerre, du même Monicelli, en 1959), la dérision cède vite le pas devant le réalisme et la noirceur tragique des situations dépeintes.

A Turin, à la fin du XIXe siècle, les ouvriers d’une filature travaillent quatorze heures par jour et luttent contre la morsure d’un hiver particulièrement rude. Le jour où l’un d’entre eux, assoupi, perd sa main dans le rouage d’une cardeuse, un petit groupe se constitue pour revendiquer auprès de la direction une légère amélioration des conditions de travail. Mais l’inexpérience, l’analphabétisme, la dispersion, la naïveté, l’hébétude règnent chez les ouvriers, et l’habile sophistique patronale suffit à étouffer les réclamations. Jusqu’à l’arrivée inopinée d’un intellectuel en cavale, le professeur Sinigaglia (Marcello Mastroianni), qui flaire là une situation pour soulever un nouveau foyer de lutte sociale. Il entraîne les fileurs sur le chemin d’une grève longue et ardue, qui va leur demander de nombreux sacrifices.

Attroupement bigarré

Les Camarades frappe d’abord par la vision antiromantique de la classe ouvrière, caractérisée plutôt par sa trivialité intempestive. Attroupement bigarré de physionomies disparates (gros, petits, grands, maigres, cabossés, fripés, mutilés), le prolétariat de Monicelli gueule, éructe, se montre sale ou grossier, parfois raciste ou libidineux (Raoul, joué par Renato Salvatori, qui lutine toutes les jeunes femmes du quartier). Dans le noir et blanc râpeux et hypercontrasté du grand chef opérateur Giuseppe Rotunno, le film échappe à toute forme d’idéalisation, au profit d’un prosaïsme rêche, qui prend parfois des allures de cauchemar (l’univers sombre et inquiétant de l’usine).

Dans un noir et blanc râpeux et hypercontrasté, le film échappe à toute forme d’idéalisation

A travers lui, Monicelli bâtit un récit collectif, dans lequel aucune figure ne prévaut sur une autre – du truculent Pautasso (Folco Lulli) au lâche Martinetti (Bernard Blier), en passant par la prostituée Niobe (Annie Girardot). Ponctuellement, la caméra s’élève au-dessus des foules pour saisir quelque chose de cette communauté en lutte, dessinant une série de puissantes « fresques ».

Cet incessant aller-retour du particulier au général, de l’individu au collectif, souligne l’enjeu principal : la lente et ingrate ­conquête de l’unité politique, sans cesse remise en question par la diversité et l’éparpillement humains. La lutte recouvre en elle-même un enseignement amer, à savoir que cette unité n’est jamais acquise, en dépit des vies qu’elle coûte. Les Camarades creuse cette conscience douloureuse avec un humanisme vigoureux, sans fausse pudeur, attaché à une nature humaine faillible, dont l’action demeure bien souvent inefficace. C’est là sans doute la suprême ironie du film, qui l’empêche de sombrer dans un pessimisme complet : si l’échec est assurément le terme dernier de toute lutte, il contient aussi en germe l’éclat de rire ou de colère qui prépare la suivante.

Les Camarades - Bande annonce (Rep. 2018) HD VOST
Durée : 01:41

Film italien, français et yougoslave (1963) de Mario Monicelli (2 h 10). 1 DVD + 1 Blu-ray + 1 livret, TF1 Vidéo, 19,99 €. Sur le Web : www.acaciasfilms.com/film/les-camarades et www.dvdfr.com/dvd/f164328-camarades.html