Ciné+ Club, mercredi 12 décembre à 13 h 30, film

Souvent, les films de Jarmusch s’apparentent à de petits panthéons personnels, recueillant amoureusement références et citations de figures artistiques admirées – musiciens, cinéastes, écrivains –, pour former autour de leurs héros errants ou marginaux autant de boucliers ou de viatiques contre l’agressivité et la vulgarité envahissantes du monde contemporain. Paterson vise l’un des objets les plus rétifs au cinéma, à savoir la poésie, impossible à figurer ­littéralement et qui s’évade dès qu’on veut la débusquer.

Lire le portrait en 2014 : Jim Jarmusch, la mélodie du cinéma

Il faut s’arrêter un instant sur le titre, Paterson, qui désigne à la fois par son nom le protagoniste (Adam Driver), chauffeur de bus et poète à ses heures, mais aussi la ville du New Jersey dans laquelle il coule des jours paisibles, ­cité ouvrière minée par la désindustrialisation, et enfin le grand œuvre du poète moderniste William Carlos Williams, véritable jalon de la littérature américaine.

La première scène est si belle qu’elle mérite d’être racontée. Lundi matin, Paterson se réveille aux côtés de sa femme, Laura (Golshifteh Farahani), avant de partir au travail. Sur le chemin du dépôt, le texte de sa pensée poétique s’inscrit en lettres blanches à l’image : quelques mots au sujet d’un banal paquet d’allumettes, rien que de très anodin. Au volant du bus, Paterson parcourt la ville, dont les reflets extérieurs glissent à la surface de son immense pare-brise, comme autant d’images en circulation. A l’intérieur, il attrape des bribes de conversations des différents passagers. Il voit, il entend, et tout s’amalgame bientôt en une grande sur­impression.

Paterson (Adam Driver) et sa femme Laura (Golshifteh Farahani). / LE PACTE / MARY CYBULSKI

Une harmonie secrète

Soudain, le texte réapparaît à l’écran, et la poésie coule de source : le paquet d’allumettes conduit en lignes brisées à la ­cigarette de sa bien-aimée. Ce que filme ici admirablement Jarmusch, c’est non seulement le « travail » afférent à la poésie, mais plus largement la façon dont le monde alentour se dépose en nous, et se met à résonner au prix d’une longue et lente imprégnation.

Jarmusch creuse une forme esquissée et minimale de narration, « croquée » à la façon des comic strips

La suite du film se décline au fil des jours d’une seule semaine, du lundi au lundi suivant. La répétition des tâches et des habitudes (aller au travail, en revenir, sortir le chien, boire un verre au bar du coin) amène avec elle le retour des mêmes cadres, gestes, lieux et objets, marquant ainsi la pulsation du quotidien, où les compositions de Paterson puisent leur scansion. Au hasard de ces cycles viennent s’immiscer de légères saynètes de voisinage, fruit des rencontres ou des fréquentations du héros, par lesquelles Jarmusch creuse une forme esquissée et minimale de narration, « croquée » à la façon des comic strips : scènes de ménage, barman jouant aux échecs, rappeur s’exerçant dans une laverie se succèdent en autant de haïkus cocasses qui s’évaporent avant de « faire récit ».

Lire le portrait dans « M » : Adam Driver, un bon petit soldat

La clé de tout cela, c’est la « rime interne », comme le confie Paterson à une petite fille croisée dans la rue : ces bégaiements infimes de la réalité qui finissent, en s’assemblant, par résonner d’une harmonie secrète, dissimulée dans le désordre des choses. Et comme dans la poésie de William Carlos Williams, la rime interne épouse le concret, l’immédiateté des impressions, en s’opposant à une versification qui les déforme. Cette rime libre, c’est le battement profond du film, son schéma enfoui et clandestin. ­Paterson, auquel Adam Driver prête sa présence déphasée et amortie, est une plaque sensible : il n’existe pas autrement que par sa disponibilité aux formes, aux matières, aux êtres qui l’entourent. Paterson, héros jarmuschien, est un être-refuge.

PATERSON - Bande annonce
Durée : 02:00

Paterson, de Jim Jarmusch. Avec Adam Driver et Golshifteh Farahani (E-U/Fr./All, 2016,118 min).
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