Manifestation des « gilets jaunes » le 8 décembre sur l’avenue des Champs-Elysées, à Paris. / LUCAS BARIOULET / AFP

Editorial du « Monde ». Depuis l’attaque contre le marché de Noël de Strasbourg, le 11 décembre, les réseaux sociaux foisonnent de théories plus hallucinantes les unes que les autres sur le lien avec le mouvement des « gilets jaunes ». « Urgence d’Etat = pas de manifestation = pas d’acte V = Bravo Macron quel génie » ; « Il fallait bien un attentat. Il n’a rien trouvé de mieux Macron que ça pour annuler l’acte V et faire peur aux gens… ».

L’une des figures des « gilets jaunes », Maxime Nicolle, a été jusqu’à suggérer qu’il pouvait ne pas y avoir eu de tuerie : « Dites-vous bien que le mec qui veut faire un attentat vraiment, il attend pas qu’il y ait trois personnes dans une rue le soir à 20 heures, il va au milieu des Champs-Elysées quand il y a des millions de personnes et il se fait exploser. » La mort du responsable supposé de l’attentat, tué jeudi 13 décembre par la police, a peu de chance de calmer cet emballement insensé et pourrait même chez certains renforcer cette théorie du complot.

Ce poison n’a attendu ni le djihadisme ni le mouvement des « gilets jaunes » pour se répandre dans toutes les couches de la société. Il est ancien et a visé tour à tour les juifs, les francs-maçons, l’« autre » en général, des églises ou des sectes, des pouvoirs quels qu’ils soient, le monde de la finance ou encore les médias.

Ainsi, un ex-candidat parvenu au second tour d’une élection présidentielle, Jean-Marie Le Pen, pouvait déclarer sérieusement, à propos de l’attaque de 2015 contre Charlie Hebdo, dans le journal russe Komsomolskaïa Pravda, que « cette histoire de la carte d’identité oubliée par les frères Kouachi me rappelle le passeport d’un des terroristes du 11-Septembre miraculeusement retrouvé dans un New York en cendres. (…) Toute l’opération [des frères Kouachi] porte la signature des services secrets. »

Le réflexe du « Comme par hasard… »

Selon une enquête de l’IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch, publiée en décembre 2017, 31 % des Français pensent qu’Al-Qaida et l’organisation Etat islamique sont manipulées par des services secrets occidentaux, 35 % que les élections ne sont pas « transparentes et sûres » et 24 % que les attaques islamistes sont dues à des « manipulations » ou sujettes à des « zones d’ombre ».

Le réflexe du « Comme par hasard… », ainsi qu’on l’a vu à propos de l’attaque de Strasbourg, est une posture classique sur les réseaux sociaux. Au sein des « gilets jaunes », d’autres théories ont fait florès. Il a été dit que la France n’avait plus de Constitution depuis un décret de Manuel Valls, ou qu’Emmanuel Macron allait vendre la France à l’ONU dans le cadre du pacte mondial sur les migrations. Les thèses complotistes sur l’immigration ont même été relayées au-delà de l’extrême droite, avec des rhétoriques cousines, par des Républicains comme Laurent Wauquiez ou Eric Ciotti.

Des leaders politiques et de nombreux « gilets jaunes », plus responsables, ont eu raison de dénoncer ce type de discours complotistes à propos de Strasbourg. Il s’agit du minimum vital, mais nul ne convaincra les plus récalcitrants à voir la réalité en face. Légiférer ou réprimer ne sert à rien et serait perçu comme une atteinte à la liberté d’expression.

Face au scepticisme et au complotisme, seuls l’éducation et le développement de l’esprit critique articulé sur les faits et la connaissance peuvent prévaloir. A l’heure des réseaux sociaux et d’une horizontalité grandissante de la circulation de l’information, ce chantier est devenu prioritaire, si l’on veut empêcher que ce phénomène ne sape un peu plus le fonctionnement de la démocratie.