« La mort de TumblR », « catastrophique », « un triste déclin »… Les réactions furent quasiment unanimes après l’annonce, le 3 décembre, de l’interdiction soudaine des « contenus adultes » sur TumblR. Quelque part entre le réseau social et la plateforme de blog, TumblR laissait librement, depuis sa création en 2007, ses utilisateurs publier des contenus explicites, contrairement à d’autres grands acteurs comme Facebook ou YouTube.

Lundi 17 décembre, ce seront tous ces contenus qui seront purement et simplement supprimés. Explication du PDG de TumblR, Jeff D’Onofrio :

« Sans ce contenu, nous avons l’opportunité de créer un lieu où davantage de personnes se sentent à l’aise pour s’exprimer », quelles que soient leurs « différences d’âge », « de culture » et « de mentalité ».

Cette annonce suit surtout de quelques jours le bannissement de TumblR par l’AppStore, le magasin d’applications d’Apple, peu réputé pour sa tolérance envers les contenus adultes. Cause avancée alors par TumblR : la découverte de pédopornographie sur la plateforme. Après les annonces de changement de règles concernant les contenus adultes, l’application a été remise à disposition sur iOS, vendredi 14 décembre.

« TumblR a été un sauveur »

Si ces annonces font autant de bruit, c’est que les contenus pour adultes représentaient, jusqu’ici, une part considérable de l’activité de la plateforme. Selon le site spécialisé TechCrunch, plus de 11 % des 200 000 TumblR les plus populaires étaient de cette nature en 2013. Une étude publiée l’an dernier par des chercheurs italiens concluait de son côté que 22 % des utilisateurs de TumblR venaient y chercher de la pornographie. Des chiffres à manier avec précaution, mais qui donnent un aperçu du phénomène – et de la taille de la balle que TrumblR pourrait se tirer dans le pied.

Mais là n’est pas l’unique problème. Si la décision de Jeff D’Onofrio a navré de nombreux utilisateurs, c’est que TumblR était devenu en une dizaine d’années le refuge d’une pornographie bien particulière, très éloignée de ce que l’on trouve sur les portails X traditionnels comme YouPorn ou Pornhub.

TumblR regroupait communauté de créateurs et d’internautes très féminine, jeune, LGTBQ

Plus que les vidéos, TumblR était ainsi le royaume des gifs érotiques et pornographiques : quelques secondes silencieuses extraites d’un film, tournant en boucle, souvent très esthétiques et soigneusement sélectionnées par des « curateurs » sur leurs innombrables TumblR. Beaucoup d’illustrations également, mettant souvent en scène des personnages de fiction (séries télévisées, films, dessins-animés). Une tendance lourde sur TumblR, le réseau social de référence des communautés de fans.

Autour de ces contenus adultes se regroupait une communauté de créateurs et d’internautes très féminine, jeune, LGTBQ, dans une atmosphère joyeuse et « body-positive » – un mouvement pour l’acceptation et la valorisation des corps, quels qu’ils soient. « C’est là que j’ai découvert pour la première fois la véritable signification de “body positivity” », témoigne la chroniqueuse du journal The Independant Kuba Shand-Baptiste :

« J’ai réalisé qu’à part mon propre corps, je n’avais jamais vu des images de personnes grosses, prises par des personnes grosses, sans commentaire désobligeant. »

Elle dit s’être ensuite intéressée aux TumblR pornographiques « tenus par des réalisatrices indépendantes et féministes de films porno, par des couples qui aimaient militer mais aussi partager des conseils sur la sexualité ».

« Tous m’ont apporté bien plus qu’une éducation sur ce qu’une sexualité consensuelle, saine, pouvait vouloir dire pour tous – et pas seulement les personnes cisgenres, hétérosexuelles et valides. Pour les personnes queer, grosses, handicapées ou de couleur en particulier, TumblR, ce cagibi du porno et de la justice sociale sur Internet, a été un sauveur. »

« Censure de masse »

Les témoignages de ce type sont légion. Même l’EFF (Electronic Frontier Foundation), la plus grande association américaine de défense des libertés numériques, a dénoncé dans une tribune une « censure de masse ». « Les gens qui seront punis ne sont pas des “bots” porno ou des trafiquants d’êtres humains, mais des groupes déjà marginalisés qui ont construit des communautés “body-positive” et “sex-positive”. » L’EFF s’en prend aussi à Jeff D’Onofrio, qui explique « laisser ces contenus » aux « sites pour adultes dont Internet ne manque pas ». « En effet », rétorque l’association, « Internet regorge de pornographie, dont l’immense majorité concerne les hommes hétérosexuels ».

« L’industrie multimilliardaire du porno ne va pas disparaître. Mais à la place, ce qui va partir sont des espaces où les gens peuvent parler franchement, librement, et en toute sécurité de sexe. Les groupes qui sont exclus des discussions mainstream, ou qui sont attaqués dans ces espaces mainstream, vont encore une fois perdre leurs voix. »

Le site féministe The Mary Sue, spécialiste de la culture pop, abonde, critiquant l’interdiction de contenus « parfaitement légaux ». The Mary Sue estime aussi que cette décision nuira aux personnes tirant des revenus de ces TumblR, qu’il s’agisse d’artistes ou de travailleurs et travailleuses du sexe. Vex Ashley, réalisatrice et actrice de films pornographiques, raconte ainsi ses débuts sur TumblR :

« Les communautés pornos que j’ai trouvées sur TumblR m’ont montré que je n’avais pas à ressembler aux images de stars du porno que j’avais en tête. Je pouvais faire ça à ma manière, et selon mes propres termes. TumblR nous a donné de l’espace, en tant que jeunes, pour explorer différentes sexualités, dans la sécurité de nos chambres et de nos ordinateurs. »

Vers un exode des utilisateurs ?

D’autres personnes, quant à elles, regrettent que TumblR « détruise » ainsi le travail des artistes, les communautés, et abatte au passage un pan de l’histoire du Web. Une pétition, signée par près de 500 000 personnes, réclame l’abandon de cette décision.

Le site de vidéos pornographiques PornHub a ouvert les bras aux déçus de TumblR

D’autres, au contraire, se frottent les mains. C’est-à-dire tous les sites qui espèrent récupérer les utilisateurs déçus de TumblR, qu’ils soient créateurs ou consommateurs de contenus adultes. Le site de vidéos pornographiques PornHub leur a par exemple déjà ouvert les bras. D’autres plus petits sites, ressemblant plus ou moins à TumblR, comme PillowFort ou Dreamwidth, ont vu leur trafic exploser depuis l’annonce de Jeff D’Onofrio – au point d’avoir du mal à tenir la charge.

La fin des contenus adultes risque-t-elle de marquer celle de TumblR ? Les inquiétudes sur l’avenir de TumblR ne sont en tout cas pas nouvelles, et datent de 2013, au moment de son rachat par Yahoo!. La plateforme avait dans la foulée mis en œuvre un système avertissant les internautes avant de leur donner accès aux contenus adultes. En 2016, la publicité avait été introduite sur la plateforme – ce qui est souvent difficilement compatible avec les contenus adultes, rejetés par nombre d’annonceurs.

Le départ du fondateur de TumblR, David Karp, en novembre 2017, avait renforcé les craintes que l’esprit initial ne disparaisse. Cette année, le bannissement de l’AppStore, mais aussi l’entrée en vigueur aux Etats-Unis d’une loi renforçant les sanctions à l’égard des sites faisant la promotion de l’exploitation sexuelle, ou encore l’interdiction de TumblR en Indonésie à cause des contenus adultes, semblent avoir définitivement fini de convaincre les nouveaux dirigeants de TumblR de s’en débarrasser.