Un soldat tanzanien de la force de l’ONU déployée en Centrafrique, en juillet 2018, près de la localité de Gamboula. / Florent Vergnes/AFP

Tribune. Commençons par quelques éléments de contexte : la République centrafricaine (RCA) connaît, depuis décembre 2012, le conflit le plus important de son histoire – par son intensité, sa durée, son extension territoriale. Des milices dites « Séléka » (provenant du nord du pays, mais aussi du Tchad, du Soudan, et de populations peules) ont pris le pouvoir à Bangui, en mars 2013. Face aux exactions de ces milices, des groupes dites « anti-balaka » ont émergé et s’en sont pris, à partir de la fin 2013, aux Séléka. Les Séléka étant musulmans, les anti-balaka non, le conflit a pris une tournure interconfessionnelle : chrétiens contre musulmans.

Mais la réalité est bien moins binaire. Aujourd’hui, ce ne sont pas moins de dix-huit groupes politico-militaires – tantôt issus de l’ex-Séléka, tantôt se proclamant anti-balaka, tantôt autonomes vis-à-vis de ces deux mouvances – qui se disputent le contrôle du territoire centrafricain et de ses richesses (pour l’essentiel : diamant, or, bétail).

Le pouvoir centrafricain, issu en février 2016 d’élections dites « libres » (ce qui est évidemment faux dans un pays en très large partie contrôlé par des milices), est sous la tutelle – financière et militaire – des Nations unies. Si l’arrivée récente dans le pays des Russes semble bousculer un peu cette donne, l’essentiel des espoirs de pacification et de relèvement du pays repose encore, en cette fin 2018, sur le système des Nations unies, militaire comme civil.

Une incapacité

Du côté des civils, on trouve les organisations usuelles : la Coordination humanitaire (OCHA), le Programme alimentaire mondial (PAM), la Banque mondiale, l’Unicef, etc. Du côté des militaires, on trouve la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca), une opération classique de maintien de la paix déployée depuis avril 2014. Forte d’environ 11 000 militaires et 2 000 policiers, dotée d’un budget de 880 millions de dollars (773 millions d’euros), la Minusca regroupe des contingents d’une vingtaine de nationalités, issus de tous les continents. Elle a été précédée puis secondée par le contingent français de l’opération « Sangaris » (de décembre 2013 à octobre 2016).

La crise centrafricaine est donc complexe. Mais face à cette complexité, le système onusien persiste dans des éléments de langage et des pratiques qui relèvent très largement du déni de réalité. En voici deux exemples.

J’étais à Alindao le 15 novembre, lorsque l’UPC (Union pour la paix en Centrafrique, l’un des groupes de l’ex-Séléka) a décidé de razzier le site de déplacés situé autour de l’évêché catholique. Le contingent mauritanien, appuyé ce jour-là par des éléments burundais de passage, n’a pas bougé. Bilan : des milliers de huttes détruites, des bâtiments catholiques détruits, 60 personnes tuées, dont beaucoup d’enfants, de femmes et de vieillards, n’ayant pas fui assez vite, et 26 000 personnes éparpillées en brousse.

Une partie des ruines du camp de déplacés d’Alindao, en novembre 2018. / Benoît Lallau/DR, Author provided

Comment expliquer une telle incapacité, qui s’est bien sûr observée ailleurs qu’à Alindao, à assumer son mandat de protection des populations civiles ? Par le fait, très simplement, que la Minusca n’est pas une armée. Elle agrège des fragments de contingents, à l’efficacité, la volonté d’engagement et la probité très variables.

Certaines troupes sont assez reconnues pour leur détermination, comme les Portugais, les Rwandais, les Burundais (et auparavant les Français, intervenant en complément de la Minusca via l’opération « Sangaris »). D’autres, beaucoup plus nombreux, sont considérées comme peu fiables, pour des raisons très diverses, parmi lesquelles : le dysfonctionnement des chaînes de commandement, la passivité de soldats bien payés mais fort peu enclins à se faire tuer pour les civils centrafricains, l’implication dans les trafics d’or ou de diamant, voire même collusion avec certains des groupes armés qui écument le territoire centrafricain, par proximité religieuse ou ethnique.

Des éléments de langage

Mais cela n’est évidemment pas assumé. Ainsi, les éléments de langage déployés par la Minusca après la razzia d’Alindao se limitent aux arguments suivants : le communiqué officiel relate un affrontement entre groupes armés (et donc pas une attaque de civils par un groupe armé), ce qui minimise la responsabilité du contingent. On met en avant le trop faible effectif sur place, alors que l’on a interdit l’engagement du contingent burundais qui se trouvait aussi sur zone. Et puisque la collusion avec le groupe armé – ici l’UPC – devient trop flagrante, on reconnaît pudiquement que le contingent (mauritanien) n’est pas « à la hauteur des standards d’une force de maintien de la paix » (je cite de mémoire Parfait Onanga, le chef gabonais de la Minusca, le 18 novembre, lors d’un échange à propos des événements d’Alindao).

Le cas d’Alindao n’est pas isolé et on est loin, dans la RCA de 2018, d’une situation de conflit de basse intensité, comme on l’avance encore trop souvent. Non, la Minusca n’est pas, globalement et en dépit – je le répète – de l’engagement réel de certains contingents, en mesure de protéger les populations centrafricaines. Tout simplement parce qu’elle n’est pas crainte par les groupes armés. L’absence de réaction vigoureuse lorsque certains de ses contingents subissent une attaque, tout comme l’absence de volonté de prendre le contrôle des zones minières (zones qui permettent le financement des milices), ne font que renforcer ce sentiment.

Des professionnels de la prédation

Un officier français de l’opération « Sangaris » m’expliquait, il y a quelques années, à Bangui, ce que tous les spécialistes de stratégie savent bien : une bonne négociation se fonde sur un rapport de forces établi au préalable. Avant de discuter de la carotte, il faut avoir montré voire utilisé le bâton. Ce bâton, la Minusca ne sait pas, ou ne veut pas l’utiliser.

Venons-en donc à la carotte. Cette carotte, elle se nomme « DDR » : désarmement, démobilisation, réintégration des anciens combattants. Expliquons à ceux qui ne maîtrisent pas la novlangue onusienne : il s’agit d’appuyer le retour à la vie civile des membres de milices, de les inciter à abandonner les armes. Et ce par des versements monétaires, des intégrations dans l’armée régulière, et de manière moins explicite par l’octroi de postes ministériels ou dans la haute fonction publique aux leaders des groupes armés.

Cela ne fonctionne pas. L’échec des DDR précédents a été bien mis en évidence, notamment par Louisa Lombard de Yale University. Mais ce qui n’a pas fonctionné par le passé doit être retenté. C’est au nom de cette antienne onusienne qu’a été signé un nouvel accord de DDR, en mai 2015, impliquant une bonne partie des principaux groupes armés écumant le territoire centrafricain.

Des déplacés revenant dans les ruines du camp d’Alindao, le 17 novembre, sous la protection d’un véhicule blindé burundais de la Minusca. / Benoît Lallau/DR, Author provided

Les raisons de l’échec de tels dispositifs sont nombreuses et entremêlées. Considérons, pour les comprendre, l’une de ces entreprises politico-militaires, celle-là même qui a razzié le site de déplacés d’Alindao le 15 novembre, l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC). Mais ne vous laissez pas abuser par le nom : nous avons ici affaire à des professionnels de la prédation, sans projet politique national. L’UPC est dirigée par Ali Darass, Peul de l’ethnie Oudah originaire du Niger, secondé par des « comzones » (commandants de zone) et « officiers », tel le redouté « Colonel Ben Laden » à Alindao. Elle agrège, au sein d’une troupe assez disciplinée et bien armée, de nombreux jeunes majoritairement Peuls, de diverses nationalités. Quelle prise peut donc avoir le DDR sur cette UPC ?

Bien mince, en réalité. Car le DDR a comme hypothèses principales que l’Etat est capable de reprendre le monopole de la violence légitime ; et que les groupes armés souhaitent déposer les armes, pour peu qu’on les y incite.

Passons l’inexistence de l’Etat dans les régions périphériques depuis des décennies, et la propension des élites centrafricaines à se préoccuper d’abord de leurs intérêts immédiats, quitte à brader le pays aux plus offrants, les Russes actuellement. Et arrêtons-nous sur la seconde hypothèse. Elle soulève deux objections fondamentales : l’impunité et le no exit.

Le fléau de l’impunité

En premier lieu, le DDR entretient une culture de l’impunité, car si l’on y réfléchit bien, il revient à penser et à distribuer des « primes de départ » pour pillards. C’est un fait bien établi pour tous les Centrafricains : le pillard (tout comme le « détourneur ») ne rend pas de comptes.

Au contraire, il peut briguer un titre de ministre ou d’opposant politique s’il est haut placé dans la hiérarchie de l’entreprise prédatrice, ou il espère profiter de quelques aides à la réinsertion s’il n’en est que l’un des soutiers. Il n’a pas à restituer les biens volés, il n’a pas à s’excuser pour les exactions commises, puisque c’était pour la bonne cause, la « libération », l’autodéfense, la nécessité de nourrir la famille ; et puisque ces chrétiens ou musulmans l’ont quand même bien cherché… Il peut même se risquer à revendiquer l’amnistie générale dans le cadre des négociations multipartites.

Seuls les moins nuisibles et/ou les moins protégés risquent d’être transférés devant la Cour pénale internationale (CPI). Tels ces deux ex-leaders anti-balaka : Alfred Yekatom Rombhot alias « Rambo » et peut-être prochainement Patrice-Edouard Ngaïssona, récemment arrêté en France. « Des idiots utiles », me glissait récemment un diplomate…

Arrestation de l’ex-milicien « Rambo » par des militaires centrafricains, à Bangui, le 29 octobre 2018. / Gaël Grilhot/ AFP

Face à une impunité qui demeure la norme, chez les victimes s’ancre la conviction que, plutôt que de réclamer justice, il faut se venger, piller à son tour. Le DDR se heurte alors au cycle des représailles, et au désordre de la justice dite « populaire ».

En second lieu, le DDR se confronte à la logique du « no exit ». Je m’explique. Le système onusien est actuellement face à une contradiction fondamentale. D’un côté, on entend lutter contre l’impunité, en refusant désormais toute perspective d’amnistie générale, au moins pour les principaux chefs de guerre. Mais, de l’autre, on ne tente pas de mettre fin aux activités de ces groupes – ce qui revient à reconnaître, de fait, l’impunité.

On comprend aisément qu’il n’est alors d’autre porte de sortie, pour les groupes armés, que la fuite en avant dans la prédation, jusqu’à une hypothétique neutralisation. Et précisément ce DDR est perçu, par ces chefs de guerre et leurs relais banguissois, comme un signe de faiblesse des Nations unies, une opportunité à saisir pour se réarmer, pour étendre son territoire. Pire, il les pousse à faire monter les enchères en montrant leur capacité de nuisance (et donc en pillant et tuant davantage encore).

En cela, ce dispositif aboutit au résultat exactement opposé à celui recherché : un accroissement et un enracinement des violences dans tous les territoires sous la coupe de ces groupes. Ainsi, dans son essence même, l’UPC, sans agenda politique national, n’a pas intérêt à une stabilisation de la situation, puisque c’est précisément du désordre et de la violence que vient sa prospérité. Quitte à exacerber et instrumentaliser l’opposition interconfessionnelle, en s’en prenant par exemple à l’église catholique, moins pour les biens pillés cette fois que pour le symbole que cela représente, et les cycles de représailles que cela peut induire.

Et ce manque d’attractivité du DDR s’observe aussi au niveau des miliciens de base : que valent les quelques dizaines de dollars espérées du DDR (lorsqu’elles arrivent vraiment !), pour ces jeunes gens qui n’ont souvent plus de « chez eux », qui n’ont d’autre horizon, d’autre famille souvent, que leur milice ?

Un ressentiment croissant contre l’ONU

Ainsi, le DDR n’est pas parvenu, et ne parviendra pas plus à l’avenir, à rompre le cercle du conflit centrafricain. Tous ses promoteurs onusiens ou centrafricains, et tous ses bénéficiaires effectifs ou potentiels le savent bien, mais affirment à l’unisson le contraire, tirant les uns et les autres profit de ce déni.

Bien que le mandat de la Minusca ait été reconduit le 13 décembre, un constat s’impose donc : ni la carotte tendue ni le bâton brandi par les Nations unies ne semblent en mesure de résoudre la crise dévastant la RCA. Un pays désormais investi par les Russes, qui voient là un bon coup géopolitique à peu de frais (dans l’extension de leur implantation au Soudan), occupant ainsi le terrain laissé libre par le retrait de la France et l’inefficacité de la Minusca.

Et face à un système onusien qui se complaît dans ses dénis de réalité, il y a des populations centrafricaines dont la situation ne s’améliore pas voire s’aggrave, parfois obligées (comme à Alindao ces dernières semaines) de survivre en brousse, « comme des animaux » nous disent-elles. Et qui nourrissent un ressentiment croissant vis-à-vis des personnels onusiens, civils comme militaires. Qui, en dehors de ce système, pourrait s’en étonner ?

Benoît Lallau est maître de conférences à Sciences Po Lille.

Cet article a d’abord été publié sur le site de The Conversation.