L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Le cinéma du Sud-Coréen Hong Sang-soo, peintre des affres sentimentales, ressemble de plus en plus à un laboratoire de fiction, où les expériences sur la nature et la multiplicité des récits éclosent et s’enchevêtrent. Grass, quatrième des longs-métrages tournés par le cinéaste durant la seule année 2017, restreint cette fois son champ au salon d’un petit café de Séoul. Durant une journée, des couples s’y retrouvent pour discuter de choses et d’autres. Dans un recoin, une jeune femme (Kim Min-hee, l’égérie du cinéaste) reste plongée sur son ordinateur. On apprendra plus tard qu’elle porte le même prénom, Areum, que l’héroïne du Jour d’après (jouée par la même actrice), le précédent film d’Hong Sang-soo, Grass se présentant comme une suite possible, revêtue du même noir et blanc clair et soyeux.

Revient souvent le motif du suicide. Motif bientôt relayé par un sentiment de solitude

Areum tend l’oreille et se tient à l’écart des conversations. Elle en capte des bribes, qu’elle prolonge en pensée et retranscrit sur son ordinateur, si bien qu’un doute finit par s’immiscer : ces discussions inspirent-elles son écriture ou sortent-elles de son imagination ?

Car de quoi parlent ces personnages, d’âge plus ou moins mûr, se croisant là et faisant partie d’un même milieu artistique (comédiens, réalisateurs, écrivains) ? Revient souvent le motif du suicide. Motif bientôt relayé par un sentiment de solitude, qui semble étreindre tout un chacun : la quête d’un toit ou d’une compagnie, la crise d’inspiration, le manque d’un proche, autant de sujets qui résonnent d’une table à l’autre.

Contrepoints narquois

Les conversations, filmées en bout de table et sans montage, composent autant de saynètes autonomes et comme imperméables à ce qui les entoure. Un bruit de fond les réunit néanmoins : les morceaux de musique classique, de Pachelbel à Wagner, en passant par Schubert, que diffuse le patron de l’établissement, personnage toujours hors champ, occupant la position d’un « DJ » invisible comparable à celle du metteur en scène. Morceaux qui s’inscrivent, soit en échos pathétiques, soit en contrepoints narquois aux paroles échangées, comme une sorte de commentaire inconscient.

Un tel dispositif serait vite systématique, si Hong Sang-soo n’avait pris soin de s’en évader momentanément : Areum quitte le café pour aller déjeuner avec son frère et sa petite amie. Mais l’annonce de leur mariage provoque chez elle une réaction agressive, qu’on devine liée à un souvenir douloureux. Les paroles glanées plus tôt au café se recombinent alors dans l’amertume d’Areum, dont sourd le véritable sujet du film : l’indistinction nébuleuse entre réalité et imaginaire, vécu personnel et histoires rapportées, en laquelle nous maintient captifs l’exercice du langage. Car Areum n’apparaît pas autrement qu’imprégnée des récits des autres, qui lui donnent sa consistance et la définissent autant que ses propres réactions.

Les histoires qui lient entre eux les hommes et les femmes comptent moins que la façon dont ces histoires circulent d’un personnage à l’autre

On touche là une des données essentielles du cinéma d’Hong Sang-soo : les histoires qui lient entre eux les hommes et les femmes – amour, tromperie, haine, désespoir, solitude, retrouvailles – comptent moins que la façon dont ces histoires circulent d’un personnage à l’autre, ne cessent d’être recomposées et réinterprétées en fonction des points de vue et des moments de la journée. Tout ce que nous croyons vivre pour la première fois a déjà été vécu par d’autres : c’est la raison de notre solitude, et aussi son possible remède. Ainsi Grass invente-t-il, dans ses dernières scènes, son propre sérum à l’isolement de ses personnages : à son retour au café, Areum retrouve les mêmes clients, réunis autour d’une même table, comme si une collectivité s’était constituée. Que la jeune femme en vienne à franchir la distance qui la séparait jusqu’alors des autres, et c’est tout le partage de l’imaginaire et de la réalité qui s’en trouve chamboulé.

Film sud-coréen d’Hong Sang-soo. Avec Kim Min-hee, Jeong Jin-young, Ki Joo-bong (1 h 06). Sur le Web : www.acaciasfilms.com/film/grass