Devant la prison où est incarcéré Carlos Ghosn, à Tokyo, jeudi 20 décembre. / ISSEI KATO / REUTERS

Carlos Ghosn doit passer par tous les sentiments. Jeudi 20 décembre, le parquet de Tokyo a décidé de faire appel de la décision du tribunal de na pas prolonger la garde à vue de l’ex-patron de ­Nissan. Quelques heures auparavant, la NHK avait annoncé que M. Ghosn pourrait être relâché en échange du paiement d’une caution après un mois derrière les barreaux.

Le parquet de Tokyo a donc fait appel de cette décision et M. Ghosn reste incarcéré. En dépit de ce rebondissement, « une chose est sûre : au Japon, l’ambiance a changé, affirme une source proche des familiers du patron emprisonné. C’est sensible dans la presse japonaise, cela nous est aussi remonté par la voie diplomatique. L’histoire d’un méchant Carlos Ghosn, forcément coupable, commence à être contestée. »

Cet imbroglio judiciaire intervient alors que Renault et Nissan rétablissent, plutôt laborieusement, leur dialogue.

Mardi 18 décembre, Thierry Bolloré, le directeur ­général délégué du constructeur hexagonal, et son homologue chez Nissan, le Japonais Hiroto Saikawa, se sont longuement expliqués en tête-à-tête sur la crise actuelle au siège de l’Alliance Renault-Nissan (RNBV), à Amsterdam.

« Des échanges tout à fait cordiaux ont eu lieu, confirme-t-on chez Renault. Sur l’opérationnel, des décisions ont été prises de manière collégiale pour poursuivre la coopération. » Concernant la gouvernance de Nissan, comme la nomination d’un nouveau président et la mise en place d’un comité de rémunération, la société française veut participer et « apporter son aide dans le respect des accords actuels entre [les] deux entreprises », précise-t-on au sein de l’ex-régie.

Un véritable dialogue de sourds sur la gouvernance

Et comme la meilleure défense, c’est l’attaque, Renault veut aujourd’hui reprendre la main. « Nous avons une forte volonté de jouer notre rôle d’actionnaire de Nissan, indique un proche de la direction du constructeur. Ce qui nous inquiète, c’est la mise en examen de notre partenaire nippon, qui fait peser une menace sur l’ensemble de ses dirigeants. Or, il faut remédier au plus vite aux difficultés de gouvernance de Nissan, car le groupe doit se concentrer sur son business. Aujourd’hui, notre partenaire est dans une passe difficile, après quatre rappels de véhicules pour des défauts de qualités et deux avertissements sur résultats, alors que le marché se tend, notamment aux Etats-Unis, où Nissan est important. »

Sur la gouvernance, on assiste à un véritable dialogue de sourds entre les deux entreprises. Nissan ne veut pas entendre parler d’assemblée générale extraordinaire, comme le suggérait M. Bolloré dans un courrier, et veut remédier à ses défauts de gouvernance grâce à un comité d’experts qui rendra ses recommandations en mars 2019. Le Japonais ne souhaite pas non plus répondre aux interrogations sur l’impact de la mise en examen de Nissan, consignées dans un second courrier de M. Bolloré, qui n’a pas été rendu public.

« Nous n’avons pas la même lecture de l’urgence de la situation, constate-t-on chez Renault. [Mais] il n’est pas question pour nous de mettre de l’huile sur le feu. Faire respecter nos droits, en brusquant Nissan, serait contre-productif. » Avant son arrestation, M. Ghosn avait exposé, à quelques dirigeants des deux sociétés, sa volonté de présenter, dès janvier 2019, un schéma permettant de rendre « indétricotable » l’alliance entre Renault et Nissan. « Il ne s’agissait pas d’une fusion, mais d’une réunion des deux ­entreprises, avec, à la clé, un rééquilibrage capitalistique et de gouvernance. Pour sortir de la crise actuelle, nous devons viser une telle sortie par le haut », juge-t-on chez Renault.

Restaurer la confiance

Avant d’en arriver là, il faudra restaurer la confiance. Et c’est loin d’être gagné, car des éléments du dossier constitué par Nissan contre son ancien président Carlos Ghosn continuent à fuiter dans la presse. Mercredi 19 décembre, Les Echos et Reuters ont ainsi évoqué, documents à l’appui, des échanges de courriels, remontant à 2010, entre des dirigeants de Nissan et Mouna Sepehri, chargée du bureau de la présidence chez Renault, sur la possibilité de faire endosser par l’Alliance Renault-Nissan une partie de la rémunération japonaise de M. Ghosn.

Cela semble indiquer que la dirigeante et d’autres cadres du constructeur au losange étaient au courant de l’intention de M. Ghosn de dissimuler une partie de ses revenus japonais. Finalement, l’ex-PDG a opté pour un système de paiement différé et caché de sa rémunération. Cette dissimulation vaut à l’ex-patron de Nissan d’être incarcéré au Japon. Les Echos révèlent également que RNBV était régulièrement sollicitée pour des paiements qui ne relèveraient théoriquement pas de son mandat légal.

« RNBV est une organisation assez opaque. Personne ne sait ce qui s’y passe », assure un observateur au Japon. « Cette structure ressemble de plus en plus à une boîte noire », ajoute un proche de Nissan. Alors que le constructeur nippon demande, depuis de nombreux jours, une enquête indépendante sur RNBV, « les avocats de Renault et de Nissan discutent du protocole juridique pour lancer cette investigation », assure-t-on désormais chez Renault.

En attendant cette nouvelle investigation, la direction de Renault et les administrateurs du constructeur restent sur leur faim dans l’enquête de Nissan concernant M. Ghosn. « Lors de la présentation du dossier au dernier conseil d’administration de Renault, nous n’avons pas appris grand-chose de plus que ce qui a été publié dans la presse japonaise, regrette un ­administrateur. Nous avons accès à des éléments à charge, mais aucune mise en perspective, ni d’éléments à décharge. C’est assez grave. C’est pour cela que M. Ghosn n’a toujours pas été démis de ses fonctions chez Renault. »