Inégalités, impôts, pouvoir d’achat, fractures territoriales… sont à la source du mouvement des « gilets jaunes », qui révèle une crise démocratique.

  • La nature du conflit

Jean-Pierre Raffarin : « La dialectique entre Paris et le désert français s’est délocalisée, et les grandes métropoles ont donné le sentiment que la réussite était aussi un peu provinciale. Mais elles ont créé autour d’elles des territoires qui se sentent profondément blessés. Avec la politique du logement, les gens ont quitté les ZUP de Poitiers, Niort ou Angoulême, et ont accédé à la propriété pour pas très cher. Ils ont eu le sentiment qu’on les aidait à adopter ce mode de vie et à habiter à vingt kilomètres de leur travail, avec une qualité de vie meilleure. Dans ce modèle, la voiture est un élément majeur. La limitation à 80 km/h et les taxes sur le diesel, ça a été la goutte d’eau. »

Brice Teinturier : « Trois crises sont apparues : sociale, démocratique et politique. Nous voyions monter depuis longtemps ce sentiment d’une répartition injuste des efforts demandés aux Français, autour d’un terreau de dégoût de la politique, de haine, qui porte non seulement sur le président de la République mais redescend à tous les échelons, avec le rejet de toute figure d’expert, de technocrate et d’intellectuel en général. »

  • Les impôts et le pouvoir d’achat

Mathilde Lemoine : « Entre 2008 et 2016, le revenu disponible des ménages a baissé de 1,2 %. Mais, contrairement à ce que l’on dit, il a particulièrement reculé pour les 35 % des ménages les plus aisés et, en particulier, pour les 5 % les plus riches, puisque leur revenu disponible a reculé de 5,1 %. De nombreuses hausses d’impôts sont apparues durant ces années-là : tranche supérieure de l’impôt sur le revenu, gel des seuils, augmentations de CSG et des cotisations sociales, etc. Au total, sur cette période, le revenu des 20 % les plus pauvres a augmenté en moyenne de 4 %. La redistribution a progressé, mais la hausse du taux de chômage et, surtout, de l’emploi partiel ont accru la précarité. »

Jean Pisani-Ferry : « Depuis la seconde guerre mondiale, on n’a pas connu une période où le pouvoir d’achat moyen a si peu augmenté qu’entre 2008 et 2017. La croissance, d’environ 8 %, a été totalement absorbée par les effets démographiques, c’est-à-dire le vieillissement et la modification de la structure des ménages, notamment les familles monoparentales et les personnes seules.

En ce qui concerne l’impôt de solidarité sur la fortune et l’imposition du capital, un certain nombre de travaux montraient que, après impôt, le rendement de l’investissement dans notre pays était souvent nul du fait de prélèvements supérieurs à ce qui se pratiquait chez nos voisins. Dans un monde dans lequel le capital est mobile, le taxer à l’excès le fait fuir et ne bénéficie à personne. Il fallait donc faire quelque chose, et l’ISF est un très mauvais impôt. Mais concentrer les baisses d’impôts sur les hauts revenus, étaler celles sur les classes moyennes ou populaires et poursuivre des hausses qui touchent tout le monde, et en particulier les plus modestes, notamment sur l’énergie ou le tabac, cela mène au clash. »

  • La crise politique

Gilles Finchelstein : « Nous vivons une crise 2.0 de l’ère du numérique et de la post-démocratie. Un mouvement né et qui vit sur les réseaux sociaux, sans organisation ni représentation, et qui refuse d’en avoir, c’est une rupture radicale par rapport aux conflits précédents. Une mobilisation modeste, mais qui bénéficie du soutien massif de l’opinion, en dépit des violences. Le fait que l’on sente un refus de l’idée même de compromis, qui est à la base de la démocratie, tout cela montre qu’il y a un continuum entre les Français, les “gilets jaunes” et les casseurs, alors qu’on pouvait penser qu’il y aurait une séparation étanche. »

Jean-Pierre Raffarin : « Avec des députés qu’on ne connaît pas, des élus locaux qui sont quasiment en rupture avec le gouvernement, on se retrouve avec une contestation qui remonte directement au sommet. C’est incompréhensible que les grands élus qui sont au pouvoir ne soient pas capables de faire une réunion des “gilets jaunes” dans leur ville. Cela veut dire que le terrain n’est plus structuré. »

Brice Teinturier : « Depuis 2013, nous voyons dans nos enquêtes monter le pourcentage de Français qui nous disent que d’autres régimes sont aussi bons que la démocratie. On est passé de 24 % à 36 % après l’élection d’Emmanuel Macron, alors que les mêmes Français se disaient plus optimistes sur leur avenir. Les deux aspects, économique et démocratique, ne sont plus solubles l’un dans l’autre. C’est pourquoi le débat annoncé par le pouvoir est extrêmement important, mais qu’il sera très compliqué. »

Jean-Pierre Raffarin, ancien premier ministre ; Mathilde Lemoine, économiste en chef, chez Edmond de Rothschild ; Brice Teinturier, politologue, directeur général délégué d’Ipsos ; Jean Pisani-Ferry, économiste, professeur à Sciences po ; Gilles Finchelstein, politologue, président de la fondation Jean-Jaurès.

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