La révolte des « gilets jaunes » est l’événement politique de l’année 2018. Au plus bas dans les sondages, le chef de l’État a dû mettre sur la table 10 milliards d’euros de mesures en faveur du pouvoir d’achat pour tenter d’éteindre l’incendie. Il a annoncé, dans la foulée, un débat décentralisé de trois mois pour tenter de purger la crise sociale et démocratique. Le quinquennat est-il à un tournant ? Le chef de l’Etat peut-il remonter la pente ?

Pour répondre à ces interrogations, Le Club de l’éco du « Monde » a invité : Jean-Pierre Raffarin, ancien premier ministre ; Mathilde Lemoine, économiste en chef, chez Edmond de Rothschild ; Brice Teinturier, politologue, directeur général délégué d’Ipsos ; Jean Pisani-Ferry, économiste, professeur à Sciences po ; Gilles Finchelstein, politologue, président de la fondation Jean-Jaurès.

  • Jean-Pierre Raffarin

« La Ve République est faite pour protéger l’homme en charge de l’essentiel, le président de la République. La seule chose qui pourrait condamner Emmanuel Macron, c’est qu’il n’intègre pas ce qui est en train de se passer, qu’il ne corrige pas un certain nombre de choses.

Je crois d’abord qu’il a un gros problème d’organisation de la majorité. Le président est seul, sa majorité n’est pas organisée, elle est évaporée. Tant qu’il n’aura pas réglé cette question, Emmanuel Macron restera fragile et exposé. Il faudra à un moment ou à un autre qu’il abandonne l’idée de verticalité pour aller vers la formation d’une coalition alliant le centre droit, les amis d’Alain Juppé, En Marche, le centre gauche et, peut-être la social-démocratie. La promesse selon laquelle la nouveauté était la solution touche ses limites. En réalité, la politique est un savoir-faire qui demande un temps d’apprentissage.

Depuis septembre, le président a commis des erreurs politiques. Il a mis huit jours pour remplacer Nicolas Hulot puis encore quinze jours pour remplacer le ministre de l’intérieur lui aussi démissionnaire. Ce faisant, il a dévitalisé l’arme du remaniement qui, avec le changement de premier ministre et la dissolution, est l’une des trois techniques majeures qui permettent de sortir d’une crise politique.

Aujourd’hui, il dispose encore d’outils pour se protéger ou rebondir, mais il faut qu’il s’en serve à temps. Il doit prendre des initiatives, et vite. Les partenaires sociaux demandent une discussion sur l’agenda social ? Si le président s’empare du sujet, s’il parvient à organiser l’animation politique autour de cet agenda, il peut donner de la perspective et de la profondeur à son action, tout en remettant dans le jeu tous ceux qu’il a éloignés, les syndicats comme les élus locaux. La grande difficulté, c’est le rendez-vous électoral du mois de mai car la campagne des élections européennes sert toujours de défouloir. »

  • Mathilde Lemoine

« La difficulté, c’est que la France manque de relais de croissance. La réforme de la formation professionnelle est votée, mais elle n’est pas encore appliquée. Elle ne peut donc pas avoir d’impact sur la montée en gamme de l’économie française, qui reste la seule façon, à terme, de réduire les inégalités.

Si l’on se tourne vers l’international, on ne se rassure pas, car l’environnement est particulièrement chahuté. 2019 va être l’année du changement dans les institutions européennes : Parlement, commission, présidence de la Banque centrale européenne. Donc, l’incertitude sur la zone euro, alimentée par les Anglo-Saxons, va être à son maximum. Cela risque de se traduire par une baisse des investissements et, donc, moins de croissance. Il faut ajouter à cela la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis. »

  • Gilles Finchelstein

« Ma conviction est qu’il y a un besoin de réinventer le macronisme. Des équilibres ont été rompus, cela nécessite des changements extrêmement profonds, sur le style, la méthode, l’orientation, les équipes. Pendant la campagne présidentielle, Emmanuel Macron développait une conception de l’égalité différente de celle que portait traditionnellement la gauche. Il mettait l’accent sur l’émancipation. Or aujourd’hui, la question de la redistribution est revenue au premier plan.

De plus, le contexte a fortement dégradé l’idée même de réforme. Au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, 70 % des Français jugeaient le mot positif. Aujourd’hui, ils ne sont plus qu’une minorité à le penser. La question qui se pose au président de la République est celle du diagnostic : quelle est sa situation, et quelle est celle du pays au lendemain de cette crise ? La route sur laquelle il s’est engagé est-elle la bonne ? Un obstacle est arrivé, le contourne-t-il ou juge-t-il qu’il est dans une impasse ? De la réponse à ces questions dépend l’avenir du quinquennat.

Pour le moment, il n’y a pas, juste une accélération des mesures qui étaient déjà dans le programme, notamment sur la prime d’activité. On ne sait donc pas si le président a opté pour une guerre de positions ou de mouvement. Je crois, plus que jamais, qu’il doit mener une guerre de mouvement. »

  • Jean Pisany-Ferry

« Emmanuel Macron n’a pas le choix. Il doit poursuivre l’entreprise de transformation. Il a devant lui deux grands sujets. D’abord, la transformation de l’Etat, de l’action publique, qui a été retardée, et dont l’importance s’est accrue du fait que l’équation budgétaire est devenue sensiblement plus tendue. Ensuite, le sujet des retraites, qui est fondamental du point de vue de l’équité, de la lisibilité des règles du jeu collectives, de la mobilité. C’est un élément très structurant de son projet. Ces deux sujets ne peuvent plus être traités avec la même méthode. Un tournant doit s’opérer.

Je ne pense pas que les institutions de la Ve République protègent un président dont l’assise politique s’est singulièrement rétrécie. Si à la fin, se produit un divorce entre le pays réel et le pays légal, on est en grand danger. Pour l’éviter, il y a trois conditions : trouver un minimum d’équité sur le plan fiscal et redistributif ; donner des signaux sur le fait qu’il y a abolition des privilèges et que les blocages ne se situent pas seulement en bas, mais aussi en haut ; enfin, donner corps au projet, qui est, aujourd’hui, éclaté entre ce qui s’est fait sur l’école, sur la formation professionnelle et sur l’apprentissage. Le diagnostic est juste, mais il y a un problème de mise en cohérence. »

  • Brice Teinturier

« En termes de popularité, il est très difficile, à court terme, de modifier substantiellement une image, notamment quand elle a été abîmée et que les choses se sont cristallisées. En termes électoraux, il faut être prudent. un socle existe aux alentours de 20- 25 %. Le pouvoir est affaibli, mais une élection met en scène une concurrence, et l’électeur choisit. L’enjeu pour La République en marche aux élections européennes, c’est de savoir si le parti sera devant ou derrière le Rassemblement national et s’il sera en dessous ou au-dessus de la barre des 20 %. Ces deux objectifs ne sont pas totalement inatteignables.

La vraie question, c’est la poursuite des réformes. Peut-il garder le même gouvernement pour les accomplir ? J’en doute. La crise a montré qu’il fallait de l’expérience, une autre façon de faire de la politique, et qu’il y avait urgence à recréer de la relation avec les Français. Il me semble que le problème de l’équipe gouvernementale, dont on ne parle pas aujourd’hui, reviendra rapidement, probablement après les élections européennes de mai. »

Notre sélection d’articles pour tout comprendre aux « gilets jaunes »

La rubrique pour retrouver l’ensemble de nos contenus (décryptages, reportages...) est accessible sur cette page.

La mobilisation racontée

Les origines du mouvement

Carburant, pouvoir d’achat : les raisons de la colère

La réponse politique d’Emmanuel Macron

Face à la police et à la justice