Des militaires américains dans la région de Manbij, Syrie, le 7 novembre. / Spc. Zoe Garbarino / AP

Si elle est rapidement suivie d’effets concrets, la décision, inattendue et brutale, de Donald Trump de retrait des forces américaine en Syrie est susceptible d’engendrer un bouleversement majeur des rapports de force régionaux. Entraînant celui des autres pays de la coalition internationale, dont la France, un tel départ laisserait sans protection les territoires du nord-est de la Syrie, tenus par les Forces démocratiques syriennes (FDS), à dominante kurde, qui ont joué un rôle majeur dans la lutte contre l’Etat islamique (EI). La région se trouverait alors à la merci de la Turquie, hostile aux Kurdes de Syrie, et du régime syrien.

Patrick Haenni est expert de terrain, spécialiste du nord-est de la Syrie et conseiller pour le Centre pour le dialogue humanitaire (HD). Cette organisation, basée à Genève, œuvre à prévenir, atténuer et résoudre les conflits armés par le biais du dialogue et de la médiation. Depuis près de vingt ans, le HD est engagé dans plus de quarante initiatives de dialogue et de médiation dans plus de vingt-cinq pays.

Le chercheur estime qu’il est nécessaire de laisser le temps aux autorités à dominante kurde de la région de trouver une sortie de crise négociée, seul moyen d’éviter une situation chaotique dont l’Etat islamique, qui a conservé sa capacité de nuisance, pourrait profiter pour se régénérer.

Donald Trump a justifié sa décision de retrait en déclarant que l’Etat islamique avait été vaincu en Syrie, est-ce réellement le cas ?

L’Etat islamique a perdu l’essentiel des territoires autrefois placés sous son contrôle en Syrie, mais cela ne veut en aucun cas dire que l’organisation djihadiste a été vaincue. Il est très important de comprendre que l’affaissement territorial de l’Etat islamique ne signifie pas la fin de sa capacité de mobilisation. D’abord, même si les forces djihadistes et leurs structures de gouvernance ont été chassées des vastes territoires, repris depuis 2014 par les Forces démocratiques syriennes (FDS) à dominante kurde dans le nord-est de la Syrie, l’Etat islamique n’y a pas perdu tous ses relais.

Les cellules dormantes, même dans les territoires contrôlés par les FDS, sont extrêmement nombreuses

L’organisation est toujours présente, clandestinement. Les cellules dormantes, même dans les territoires contrôlés par les FDS, sont extrêmement nombreuses. Sa capacité à recruter localement se maintient. C’est notamment le cas dans des zones récemment reprises par les FDS, comme la région de Deir ez-Zor, frontalière de l’Irak, véritable cœur historique de l’Etat islamique, où des combats avaient encore lieu mi-décembre autour de la localité de Hajine.

Le travail est loin d’être terminé dans cette région, car la poursuite tardive des combats au sol a retardé tout plan de contrôle sécuritaire efficace, contrairement à ce qui a pu se faire tant bien que mal dans l’ancienne capitale de l’Etat islamique, Rakka, reprise par les FDS avec le soutien des Etats-Unis et de la coalition fin 2017. Dans la région de Deir ez-Zor, l’EI peut aussi tirer parti des divisions profondes qui segmentent les groupes tribaux arabes dont certaines franges ont, par le passé, fait le pari du ralliement à l’Etat islamique pour se renforcer vis-à-vis des autres dans le cadre de conflits portant sur la terre, le contrôle des ressources, l’autorité dans les structures tribales.

Le Monde

La bataille de la région de Deir ez-Zor n’est pas à proprement parler terminée

La bataille de la région de Deir ez-Zor n’est pas à proprement parler terminée. Or cette bataille n’est pas celle des Kurdes, mais celle qu’ils mènent pour le compte de l’Occident. Si celui-ci se désengage avec le retrait américain et que les garanties que leur offrait la coalition s’évanouissent, les FDS, dominées par les Kurdes, n’auront aucun intérêt à poursuivre leur effort contre les djihadistes. Placées sous la menace de voisins hostiles (la Turquie et le régime syrien), qu’un retrait américain rendrait libre de les attaquer, elles devront revoir leurs priorités et repositionner leurs forces ailleurs, sans pouvoir déraciner l’EI de cette région, à partir de laquelle il pourra se régénérer.

Du point de vue de l’Etat islamique, un retrait américain se traduirait donc par une réduction de la pression au niveau local, qui lui permettrait d’exploiter pleinement ces atouts, ce vivier de sympathisants potentiels. Et, dans son histoire, l’EI a montré que, même très affaibli, il a su rebondir de manière surprenante à chaque fois que la pression militaire qui s’exerçait contre lui a diminué.

Un retrait américain représenterait en fait une aubaine pour l’EI ?

Dans des régions comme celle de Deir ez-Zor, l’Etat islamique, qui n’a pas perdu sa capacité de nuisance, bénéficie d’un vivier de recrutement dans lequel il pourra plus facilement puiser si la fin de la présence américaine conduit les FDS à abandonner leur effort de reprise en main. S’il est mené sans intervention directe des Etats-Unis et de la coalition, la mise en place d’un dispositif sécuritaire visant à faire pression sur les réseaux djihadistes ne peut se faire si le retrait américain rebat toutes les cartes et déstabilise les rapports de forces dans la région.

Aussi, si l’encadrement kurde de FDS se retrouve dans l’incapacité à organiser la gouvernance et la surveillance de ces zones, des sympathisants de l’Etat islamique, des membres des anciennes structures civiles de l’organisation, les personnes en quête de revanche suite aux abus commis localement par les FDS offrent un réservoir bien réel et disponible pour des recrutements de tous genres.

A ces derniers s’ajoute la grande masse des personnes impliquées localement dans les structures de l’Etat islamique qui n’ont pas été inquiétées par les services de sécurité des FDS. Ces dernières n’avaient pas les moyens de mettre tout le monde en prison et ont mené une politique d’amnistie où les notables tribaux locaux ont joué un rôle de garant. Est-ce que l’Etat islamique pourra mobiliser à nouveau ses anciens affiliés dans le nouveau contexte qui s’annonce ? Pas en bloc, c’est certain. Mais les djihadistes vont tenter de déstabiliser la zone autant qu’ils le pourront en s’appuyant sur tous ceux qu’ils pourront influencer ou acheter.

Dans le contexte qu’ouvre la perspective du retrait américain, comment les puissances occidentales peuvent-elles éviter une résurgence de l’Etat islamique ?

L’Etat islamique se nourrit du chaos et du vide politique, des conséquences qu’on peut attendre d’un retrait précipité des Etats-Unis. En effet, un tel recul risque de conduire à une course de vitesse entre le régime syrien, son allié iranien et la Turquie pour la reprise des territoires tenus par les FDS et alors privées de la protection américaine.

Cette escalade, qui conduirait à des déstabilisations majeures, est possible alors même qu’aucun des acteurs en place n’y a intérêt. Pour la Turquie, une invasion militaire massive, importante, est possible mais difficile et coûteuse et assortie d’un risque d’exportation de la crise vers ses propres régions kurdes. Pour le régime et l’Iran, le vide créé par un départ américain est problématique car ils savent très bien qu’un retrait précipité favorisera la Turquie, qui a plus de capacités immédiates de projection de puissance.

La clé, à présent, est donc de gagner du temps pour permettre un dénouement négocié qui éviterait le chaos et laissera une marge de manœuvre réduite à l’Etat islamique. Mais il n’y aura pas de sortie de crise pour les Kurdes sans des choix politiques douloureux. Il s’agira de concessions massives à la Turquie pour éviter la guerre, ou de concessions massives à Damas pour permettre au régime de se poser en alternative à une agression turque.

Il est vital de laisser aux leaders du mouvement kurde la possibilité de penser une sortie de crise négociée et politique

Un arrangement bilatéral avec Damas consisterait à accepter un accord qui signifiera la fin de l’autonomie militaire des FDS et la réintégration de leurs structures politiques dans le giron de l’Etat, et selon les termes imposés par le régime. Cela reviendrait à sacrifier son projet politique au nom du refus d’une guerre qu’il juge ne pas pouvoir gagner. Eviter la guerre avec la Turquie signifierait un pari historique pour le mouvement kurde, renoncer au combat contre la Turquie au nom d’une priorité mise sur la préservation de son projet en Syrie.

Il est donc vital de laisser aux leaders du mouvement kurde la possibilité de penser une sortie de crise négociée et politique, la seule capable d’éviter que le nord-est du pays, qu’il contrôle, vienne s’ajouter à la liste déjà longue des guerres qui ont éclaté dans le sillage du soulèvement syrien. Pour cela, il leur faut du temps, ce qui est le minimum que l’Occident peut donner à son allié d’hier, pour lui permettre, finalement, de faire ses choix, aussi douloureux soient-ils.

Qui sont les Kurdes ? Explication, en cartes et en images
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