Manifestation d’Ivoiriens devant l’ambassade de leur pays à Tunis, le 24 décembre 2018, après la mort d’une des figures de leur communauté dans une agression. / FETHI BELAID / AFP

C’est l’agression de trop. Une agression mortelle pour un simple téléphone portable, selon le récit du ministère de l’intérieur. Falikou Coulibaly a été poignardé à mort, dans la nuit du dimanche 23 au lundi 24 décembre, à La Soukra, un quartier de la banlieue nord de Tunis. Le meurtre de cet Ivoirien âgé de 33 ans a suscité une profonde émotion au sein de la communauté des Africains subsahariens résidant en Tunisie, qui se plaignent déjà régulièrement de comportements « racistes » à leur encontre.

Le suspect, âgé d’à peine 20 ans, a été arrêté le jour même et a reconnu les faits, selon la police. Le ministre chargé des droits de l’homme et des relations avec les instances constitutionnelles et la société civile, Mohamed Fadhel Mahfoudh, a tenu à recevoir, lundi, des membres de la famille de la victime.

Falikou Coulibaly était le président de l’Association des Ivoiriens en Tunisie. Père de deux enfants de 8 et 6 ans, restés en Côte d’Ivoire, « il comptait rentrer voir sa mère bientôt », affirme son ami Aboubacar Dounia, ému d’avoir perdu son « frère ».

Dénis de justice

Falikou Coulibaly était une figure, un symbole connu des centaines de manifestants qui ont afflué, lundi après-midi, devant l’ambassade de Côte d’Ivoire à Tunis. La plupart y concluaient une marche d’une vingtaine de kilomètres partie de l’hôpital de La Marsa, dans la banlieue nord de Tunis, où la victime a succombé à ses blessures. « Liberté, liberté », « Tunisiens racistes », « trop c’est trop », ont-ils scandé. L’exaspération et le ressentiment des Ivoiriens étaient dirigés contre les policiers tunisiens, mais aussi contre leur propre ambassade, qu’ils accusent de ne pas suffisamment les protéger. Ce meurtre crapuleux cristallise toutes les tensions et les frustrations de la communauté.

« Il a une famille, il est en règle, il a ses papiers ! », lance une jeune femme. « Et même s’il n’était pas en règle, il a le droit de vivre », réplique sa voisine avec virulence. Jean Ismael, arborant fièrement un maillot de l’équipe ivoirienne de football, s’emporte : « La police tunisienne voit des étrangers se faire agresser, elle ne réagit pas. Ils s’en foutent, ils disent que c’est un kahlouch [terme péjoratif désignant les Noirs en dialecte tunisien]. » Un autre manifestant dénonce les incessants dénis de justice dont sont victimes les migrants.

A plusieurs reprises, les manifestants jettent des bouteilles ou de la terre humide contre les policiers alignés devant l’ambassade. D’autres tentent d’entrer dans la représentation diplomatique en escaladant le mur, y parvenant à quelques reprises. Les forces de l’ordre, peu nombreuses, avaient mal estimé l’ampleur de la colère. Dans la foule, certains manifestants arborent un masque de terre blanche sur le visage « en signe de deuil ».

« La Tunisie, c’est une prison »

Il est difficile d’obtenir des chiffres sur la diaspora ivoirienne en Tunisie. Ses membres sont étudiants, travailleurs, avec ou sans titre de séjour, arrivés depuis plusieurs années ou quelques semaines. Et ils préfèrent rester discrets dans un pays où l’Etat comme les citoyens les ignorent, les exploitent, voire les rejettent et les violentent. Nombreux sont ceux à avoir fui leur pays lors des troubles de 2010-2011 provoqués par l’élection présidentielle contestée qui avait opposé Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo. « Aujourd’hui nous sommes en Tunisie, c’était comme une terre d’asile, dit Rémy, un manifestant ivoirien. Mais si les autorités [locales] ne peuvent pas nous assurer la sécurité, nous demandons qu’ils annulent les pénalités pour qu’on puisse rentrer chez nous. »

Ces « pénalités » frappent les étrangers en situation irrégulière lorsqu’ils quittent le pays. Entre la Tunisie et la Côte d’Ivoire, aucun visa n’est nécessaire pour les séjours touristiques, limités à quatre-vingt-dix jours. Ceux qui restent au-delà de cette période mais échouent à obtenir une carte de séjour doivent s’acquitter, à leur départ, d’une somme équivalente à environ 25 euros par mois passé irrégulièrement sur le territoire. Rémy est en Tunisie depuis 2011. Il lui faudrait ainsi régler 2 100 euros pour pouvoir quitter le pays, une fortune qu’il ne peut débourser. « La Tunisie, c’est une prison pour nous. Si les pénalités étaient annulées, je serais le premier à partir », insiste-t-il.

Le meurtre de Falikou Coulibaly s’inscrit dans un climat déjà lourd pour les Subsahariens vivant dans le pays. Fin 2016, trois Congolais avaient été sauvagement agressés au couteau à Tunis. A l’époque, le chef du gouvernement, Youssef Chahed, avait demandé au Parlement de voter de toute urgence une loi contre les discriminations raciales. Finalement adoptée en octobre 2018, elle criminalise les propos racistes et l’incitation à la haine. Salué comme le premier du genre dans le monde arabe, ce texte n’a toutefois rien changé, selon de nombreux manifestants rassemblés lundi. Les insultes – « kahlouch, banane… » – demeurent leur lot quotidien. Mack Arthur Deongane Yopasho, président de l’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (Aesat) interpelle les autorités tunisiennes : « Il n’y a pas mieux que ce cas pour mettre la loi en application. »