LES CHOIX DE LA MATINALE

Une biographie de Montaigne, un commissaire-priseur qui invente des histoire autour des objets qu’il vend, un mari trompé qui cherche une communauté de maris… voici quelques conseils pour se retrouver parmi les derniers ouvrages parus en poche.

ROMAN. « L’Histoire de mes dents », de Valeria Luiselli

Début 2013, Valeria Luiselli, comme elle le raconte dans la postface de L’Histoire de mes dents, s’est vu commander une œuvre de fiction pour la collection d’art financée par Jumex, un fabricant mexicain de jus de fruits. Ainsi a-t-elle commencé à se demander comment relier l’univers de la galerie et celui de l’entreprise.

Elle a choisi de le faire en écrivant sur le monde de l’art (à travers l’histoire d’un commissaire-priseur augmentant la valeur des biens qui lui sont confiés grâce aux récits qu’il leur accole), mais à destination des ouvriers de l’usine Jumex, en imaginant « un roman à épisodes, qui pourrait être lu au fur et à mesure à haute voix dans l’usine ».

A l’issue de chaque séance de lecture au Mexique, Valeria Luiselli, qui vit à New York, en recevait une capture sonore lui permettant d’entendre les réactions des lecteurs-auditeurs, avant de s’atteler à la suite de son roman, nourrie des commentaires des ouvriers.

S’il n’est pas indispensable de connaître ce cheminement du texte pour apprécier la loufoque et bondissante histoire de Gustavo Sanchez, qui en raconte beaucoup sur les objets – surtout les dents, censées appartenir à Platon ou à Virginia Woolf – qu’il vend, savoir dans quel contexte elle s’est écrite augmente encore la richesse des interprétations qu’elle ouvre. Raphaëlle Leyris

« LE MONDE »

« L’Histoire de mes dents » (The Story of My Teeth), de Valeria Luiselli, traduit de l’anglais par Nicolas Richard, Points, 216 p., 6,50 €.

BIOGRAPHIE. « Montaigne. Une vie, une œuvre », de Donald Frame

Michel de Montaigne (1533-1592), qui connut le premier siècle de la colonisation de l’Amérique (« les Indes nouvelles », disait-il), a suscité et suscite encore l’attention de toute une école de chercheurs d’outre-Atlantique, passionnés de Renaissance française. Leurs travaux enrichissent sans cesse notre connaissance de ce penseur, maître en examen sceptique et bon catholique à la fois.

La biographie écrite par Donald Frame (1911-1991), quoique parue en 1965, s’impose ainsi comme un classique et une excellente introduction à la lecture des Essais, tout comme le Dictionnaire Montaigne de 2007, qui paraît réactualisé, dirigé par Philippe Desan, professeur de l’université de Chicago (Classique Garnier, 2 016 p., 49 €). Ce dernier vient en outre de signer un Montaigne. Penser le social (Odile Jacob, 350 p., 24 €), traçant le portrait du philosophe en proto-sociologue, bien moins claquemuré dans la bibliothèque de son château périgourdin qu’on ne le pense, et dont le relativisme culturel en fait un précurseur de nos sciences humaines. Nicolas Weill

« LE MONDE »

« Montaigne. Une vie, une œuvre » (Montaigne. A biography), de Donald Frame, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Claude Arnould, Nathalie Dauvois et Patricia Eichel-Lojkine, Classique Garnier, « Classiques jaunes », 466 p., 26 €.

ROMAN. « Husbands », de Rebecca Lighieri

Désespéré d’avoir été trompé par Chloé, Farès tape dans un moteur de recherche « maris », peut-être pour tomber sur des « frères », « une communauté d’hommes se définissant d’abord et avant tout par leur statut d’époux, par leur appartenance, voire leur allégeance à une femme, l’engagement total de tout leur être dans cette grande affaire : le mariage ». Ainsi va-t-il rencontrer, sur un site échangiste, Laurent, l’agent immobilier qui n’ose pas avouer aux siens qu’il a été viré, et Reynald, producteur de musique marié à une chanteuse qui l’obsède.

Voilà bientôt les trois « husbands » occupés à déballer leurs malheurs, humiliations et autres espérances déçues. Avec la parole se libèrent d’autres pulsions, au fil de ce roman qui joue avec le polar et dynamite le couple. Si elle publie ses romans noirs (signalons également le très réussi Les Garçons de l’été) sous le nom de Rebecca Lighieri, l’auteure signe ses autres livres Emmanuelle Bayamack-Tam. Ainsi du fougueux Arcadie, paru fin août chez P.O.L, qui joue au chamboule-tout avec les questions de genre, et à côté duquel il serait fort dommage de passer. R. L.

« LE MONDE »

« Husbands », de Rebecca Lighieri, Folio, « Policier », 448 p., 8,30 €.

HISTOIRE DE L’ART. « Zoran Music à Dachau », de Jean Clair

Du camp de concentration de Dachau, en Bavière, où il fut déporté en 1944, Zoran Music (1909-2005), cinquante ans après sa libération, gardait d’abord le souvenir de cadavres amoncelés : « C’était un monde hallucinant, une espèce de paysage, des montagnes de cadavres. » Cette image hante, en particulier, la série de peintures et gravures Nous ne sommes pas les derniers, pour ­laquelle le peintre slovène, dans les années 1970, utilisa et réinterpréta les rares dessins conservés parmi la centaine qu’il avait clandestinement réalisés dans le camp – cadavres, mourants, pendus, fours crématoires…

« Paysage » des morts, « montagnes » des morts ; masse anonyme, informe. Mais, analyse Jean Clair, le regard isole l’individu au cœur de la masse, et le paysage redevient – dans l’horreur sèche, irréparable, à l’opposé de toute consolation – trace de ce que furent ces vies. Music, écrit-il, « veut savoir (…), en dessinant la position des corps (…), comment exactement ils sont morts, de quelle mort singulière ils ont été les proies ». Ressort de son œuvre une vision en quelque sorte intégrale de l’humanité, un regard tendu vers la barbarie et la mort, vers ce que les hommes font au « corps périssable » des hommes, et aussi vers la « grâce » de ces corps maltraités. « L’art de la peinture, résume Jean Clair, c’est l’art de rendre à la dignité d’homme tout être humain. » Florent Georgesco

« LE MONDE »

« Zoran Music à Dachau. La barbarie ordinaire », de Jean Clair, Arléa, « Arléa poche », 212 p., 9 €.

RÉCIT. « La Cité des mots », d’Alberto Manguel

Bienvenue dans La Cité des mots, un livre conçu comme une ville de papier, où l’on flâne d’un quartier à l’autre en explorant, à chaque chapitre, un visage différent du langage et de la fiction, de ses usages, de ses rapports secrets avec la civilisation ou la barbarie.

Du mythe de Cassandre à celui de Babel, et de Gilgamesh à Don Quichotte, Alberto Manguel nous guide, à travers son érudition foisonnante, vers des lieux pas si communs. Où un art « se targue de construire la réalité avec des mots ». Où des histoires – millénaires, complexes, jamais dogmatiques – nous parlent de nous, de notre « folie » et de notre « avidité ». Où « nous nous surprenons à jouer des rôles que d’autres semblent avoir inventés pour nous, dans des intrigues dont les tenants et les aboutissants nous échappent ». Loin du « langage radoteur » – celui qui répète des schémas trop simples, confondant simplicité et vérité –, la parole décalée de Manguel console et illumine. Florence Noiville

« LE MONDE »

« La Cité des mots » (The City of Words), d’Alberto Manguel, traduit de l’anglais (Canada) par Christine Le Bœuf, Babel, « Essai », 166 p., 6,90 €.