C’est vendredi et vous tentez de rejoindre des amis dans votre bar préféré. Le lieu est populaire et la salle bondée. Vous cherchez votre meilleure amie mais ne l’apercevez pas. Peut-être a-t-elle du retard, alors vous commandez au bar. Tandis que vous tournez dans la foule pour tenter de la trouver, vous réalisez que six hommes vous bouchent complètement la vue. Vous ne pouvez pas les éviter. Vous croisez accidentellement le regard de l’un d’entre eux. De taille moyenne, jean skinny et chemise noire, il avance avec aisance et vous fixe intensément du regard. Puis, il intime dans un ton faussement amical :

« Hey ! »

Avant que vous ne puissiez réagir, il vous attrape le bras et tente de vous faire tourner et vous dit :

« Tourne ! »

Ce n’est pas une demande, c’est un ordre.

Toujours retenue avec poigne, vous devez réagir. Que faites-vous ?

  • Vous souriez et l’autorisez à vous faire tourner ;

  • Vous esquivez doucement et bizarrement pour ne pas l’embarrasser ;

  • Vous secouez votre tête pour dire non et vous échappez de lui ;

  • Vous riez bruyamment à son encontre et faites des bonds.

Ainsi démarre, en résumé, le jeu vidéo The Game mis au point par l’artiste et activiste américaine Angela Washko. Selon ce que vous cocherez, Julien – c’est le nom du personnage – adaptera son jeu de “séduction”.

Un écran à choix multiples qui conduit le joueur sur les différents scénarios de drague de « The Game ». / "The Game". A. Washko

Etudier les gourous de la drague

Tout au long du scénario à choix multiples, qui vous conduira à la possibilité de le repousser physiquement ou à accepter ses avances, Julien se montrera pressant, peut-être agressif, vous touchera sans consentement. Les situations, comme Julien, ne relèvent pas de la fiction. Julien Blanc est un « pick-up artist », un soi-disant artiste de la drague, qui prodigue et monnaye ses conseils auprès d’une communauté d’hommes, soudée en ligne. Angela Washko s’est basée sur ses méthodes comme celles de cinq autres gourous de la séduction pour mettre au point son jeu vidéo. Le nom, The Game, s’inspire d’ailleurs de celui d’un best-seller rédigé par l’un de leurs pionniers : Neil Strauss, comme l’explique l’artiste, par ailleurs professeure assistante d’art à la prestigieuse université de Carnegie Mellon de Pittsburg (Etats-Unis).

Lors d’une conférence au 35e Chaos Communication Congress, la grand-messe annuelle des hackeurs qui se tient à Leipzig (Allemagne) jusqu’au 30 décembre, la féministe trentenaire a expliqué comment elle a régulièrement investi des communautés en ligne, réputées hostiles envers les femmes.

C’est dans le jeu multijoueur en ligne World of Warcraft (WOW) qu’Angela Washko a trouvé un premier projet. « J’y ai joué pendant plusieurs années, depuis 2006, et je me sentais frustrée de voir que mon expérience n’était pas la même que celles des joueurs hommes. Le nombre d’entre eux me sollicitant de façon agressive pour des relations sexuelles du moment où ils comprenaient que j’étais une femme me mettait incroyablement mal à l’aise. Et j’en avais marre qu’on me dise de rentrer dans ma cuisine préparer des sandwichs aux joueurs masculins », explique-t-elle.

De 2012 à 2016, elle décide donc de se servir de son expérience et de l’appliquer à cet espace public virtuel pour s’adresser directement aux joueurs et comprendre pourquoi cette communauté pouvait s’avérer homophobe, misogyne et raciste.

Elle fonde alors The Council on Gender Sensitivity and Behavioral Awareness in World of Warcraft, que l’on pourrait traduire par le conseil sur la sensibilisation à la problématique hommes-femmes et à l’éveil des comportements. Elle arrête de pourfendre les ennemis et troque les quêtes du jeu contre une tout autre mission : se déplacer de ville en ville virtuelle, utiliser les fenêtres de discussion entre joueurs pour aborder la question de l’exclusion des personnes appartenant à des minorités, du harcèlement.

« Je souhaitais comprendre comment il se faisait que les biais du quotidien étaient si ancrés dans un monde fantasy comme celui que représente WOW où vous pouvez incarner des orques, des trolls et bien plus. »

Se rapprocher du « plus infâme misogyne »

Angela Washko, lors de sa présentation au CCC de Leipzig. / Capture écran

En parallèle, Angela Washko commence à s’intéresser à celui qui avait été désigné « le plus infâme misogyne du Web », Roosh V, blogueur et prétendu artiste de la drague, héraut de la manosphère qui passe son temps à voyager à travers le monde pour enseigner aux hommes comment outrepasser les barrières linguistiques et culturelles pour coucher avec des femmes. En résulte les « bangs », une dizaine de guides de voyage centrés sur les relations sexuelles : « Bang, Day Bang, Bang Iceland, Bang Estonia, Bang Poland », égrène, non sans soupirer, Angela Washko lors de sa présentation. L’Américain dont de nombreuses publications en ligne ont été retirées par les plates-formes essuie de vives critiques pour son antiféminisme, sa promotion de la culture du viol mais aussi d’accusations d’antisémitisme.

« Après avoir lu énormément de ses écrits et passé du temps au sein de sa communauté, une chose m’a frappée. Le point de vue des femmes qu’il a séduites n’est jamais exposé, malgré les méthodes intrusives qu’il utilise », explique également Angela Washko. Elle tente donc dans un premier temps de mettre en place des appels à témoins pour retrouver les conquêtes.

« Au fil des recherches, Roosh V m’apparaît comme une personne plus complexe qu’il n’y paraît. Plutôt que de simplement jeter la lumière sur ses méthodes, j’ai essayé d’en savoir plus sur ses tactiques, ses motivations personnelles et l’attraction que lui et ses techniques exercent sur sa communauté de fans grandissante. »

Pendant plusieurs mois, elle tente de solliciter un tchat vidéo avec lui. Roosh V se laisse convaincre et accorde une interview de deux heures à Angela Washko qui doit se mettre en situation de « soumission », de candeur pour ne pas froisser l’interviewé. Un entretien abracadabrant qu’elle retranscrira en intégralité en ligne et dont elle offre un extrait lors de sa présentation au Chaos Communication Congress.

[Angela] « Tu as mentionné dans ton e-mail que ton orgasme est d’une importance primordiale.
[Roosh] – Absolument.
[Angela] – Et que tu ne leur fais pas de cunnilingus. C’est ça ?
[Roosh] – Oui.
[Angela] – (Rires.) Puis-je demander pourquoi ?
[Roosh] – Parce que la nature a jugé l’orgasme masculin plus important. Si, à l’heure actuelle, un nuage magique de gaz entoure la terre et infecte les filles et les empêche d’avoir à nouveau un orgasme féminin, l’espèce humaine continuera. Mais si ce nuage de gaz n’affectait que les hommes et empêchait l’orgasme masculin, que se passerait-il ? L’espèce humaine est terminée. C’est foutu. C’est donc la nature, pas moi, la nature qui a déclaré que l’orgasme masculin est essentiel à la vie ! Mais l’orgasme féminin est comme une cerise sur le gâteau. Si elle l’obtient, c’est génial ! Miam miam. Mais sinon, ce n’est pas grave. Donc je suis juste… Je crois en ce que la nature a dit à ce sujet. Et ils ont dit que l’orgasme masculin est extrêmement important. »

Au départ enthousiastes, Roosh V et sa communauté prennent ombrage des échos négatifs de cet échange dans les médias anglophones. Ses fans harcèlent en ligne Angela Washko, profèrent des menaces de viol et de mort, tentent de la discréditer auprès de collègues ou de proches.

Lors de sa présentation, Angela Washko a partagé un aperçu de sa conversation avec Roosh V en 2015. / Capture écran.

Se glisser dans la peau des conquêtes

Selon l’activiste féministe, le dérapage du deuxième projet tient aussi à une différence notable qu’elle n’avait pas immédiatement réalisée : « Ma position dans ces deux espaces. Dans WOW, j’étais reconnaissable comme une joueuse de haut niveau avec des années d’expérience. Un membre de la communauté engagée pour le jeu. Dans la manosphère, je serais toujours une outsider. »

Ce qui la conduit à changer de méthode pour la réalisation de son jeu vidéo The Game. En mettant au point ce simulateur de rencontre à choix multiples, l’artiste ne se met plus au centre de l’expérience mais crée une coquille pour que les gens expérimentent et comprennent l’idéologie de la manosphère sans avoir à y passer autant de temps qu’elle, à devoir développer des stratégies pour l’infiltrer. Mais aussi d’en montrer toutes les variantes. « Il y a tant de sous-communautés, de langages spécifiques, de tactiques difficiles à affronter », ajoute-t-elle.

« Tous les dialogues du jeu sont construits mot à mot à partir de leurs propos, écrits, recommandations tirées de leurs livres, sites Web, DVD, conférences mais aussi des situations tirées de leurs enregistrements vidéo », explique Angela Washko. Chaque interaction avec un des personnages montre comment ils parviennent à aborder, isoler, approcher physiquement leurs conquêtes jusqu’à obtenir un rapport sexuel. Mais aussi comment, finalement, ces hommes se copient entre eux.

« Il faut bien comprendre qu’ils vendent leur comportement et leurs recommandations comme la méthode à suivre pour obtenir du succès, pour réussir », explique l’artiste. « C’est pour cela que, quand j’ai construit le jeu, je ne voulais pas nécessairement que l’unique fin soit de pouvoir leur échapper. Je voulais que les gens puissent voir à quoi ressemble une conquête réussie dans l’idée de chacun de ces hommes. »

Une des situations dans lesquelles peut se retrouver le joueur. Ici, il éprouve la technique de séduction de Neil Strauss. / "The Game". A. Washko

En compilant des dialogues qui tiendraient dans un livre d’au minium 400 pages, Angela Washko souhaitait « non seulement pointer le danger de ces techniques mais aussi montrer l’absurdité de ces tactiques ». Comme quand, par exemple, pour badiner, Roosh V parle de cultiver des laitues bio ou que Julien évoque régulièrement les films de vampire Twilight.

D’abord présenté en avant-première entre janvier et avril 2018 au Museum of the Moving Image de New York, le jeu a reçu un prix au festival IndieCade du jeu vidéo indépendant. Angela Washko espère surtout pouvoir le proposer plus largement sur des plates-formes vidéoludiques.