L’avis du « Monde » – à voir

Auteur de succès commerciaux considérables (Retour vers le futur en 1985, Forrest Gump en 1994), Robert Zemeckis tient depuis plus de trente ans à Hollywood la position singulière d’un roi de l’entertainment doublé d’un expérimentateur forcené, faisant feu des technologies de l’image pour repousser à chaque fois le domaine du figurable. Depuis Qui veut la peau de Roger Rabbit (1988), qui mélangeait ­acteurs réels et personnages de cartoon, jusqu’au Pôle Express (2004), qui engluait ses comédiens dans une pâte numérique intégrale, les héros de Zemeckis se retrouvent souvent guettés par leur propre modélisation ou la perspective de devenir figurine, au sein d’imaginaires standardisés qui ressemblent à de grands magasins de jouets.

Bienvenue à Marwen, son dernier film, pousse encore plus loin le complexe de ce cinéma apprenti sorcier, aussi paradoxal que passionnant, tiraillé entre la silhouette humaine et sa sérialisation en autant de doubles technologiques.

Dès la toute première scène du film, un trouble naît, justement, de l’incarnation étrange d’un personnage, le capitaine Hogie, drôle de pilote d’avion poursuivi par des chasseurs allemands : sa peau plastifiée, ses articulations mécaniques se révèlent peu à peu celles d’un jouet, aux prises avec des nazis de pacotille et bientôt tiré d’embarras par une troupe invraisemblable de guerrières chamarrées. Ce mirage sort en fait de l’imagination de Mark Hogancamp (Steve Carell), un Américain solitaire, vivant au nord de l’Etat de New York, et qui, à la suite d’une violente agression, s’est construit tout un village en modèle réduit nommé Marwen, ­peuplé de poupées qu’il prend en photo dans des situations aventureuses.

« Bienvenue à Marwen » repose tout entier sur une alternance entre le quotidien et l’imaginaire

Marwen campe une seconde guerre mondiale fantaisiste, monde de substitution où Mark enfouit son traumatisme et sa détresse affective, se projetant sous les traits d’un héros intrépide entouré de femmes puissantes. Jusqu’à ce que s’installe en face de chez lui une nouvelle voisine, la belle Nicol (Leslie Mann), dont il tombe amoureux et intègre l’effigie dans son gynécée imaginaire.

Inspiré du cas bien réel d’un photographe original, dont l’œuvre d’art brut fut créée à partir de maquettes et de poupées, Bienvenue à Marwen repose tout entier sur une alternance entre le quotidien et l’imaginaire. Zemeckis concilie ainsi, à la faveur d’un montage habile, deux registres qui semblaient n’avoir rien en commun : celui, intime, de la chronique psychologique, en prises de vues réelles, et celui, ­épique, du blockbuster d’action, entièrement repeint à la palette numérique – la technique de la performance capture permettant de transformer les comédiens en figurines ludiques.

Dérivatif à la souffrance

Loin de servir uniquement à compenser l’étroitesse du ­portrait intime, cette hybridation figure au contraire, avec une richesse étonnante, la psychologie post-traumatique de Mark, dont le monde fantasmé de Marwen n’est qu’une recomposition sublimée de la réalité, où l’on reconnaît bon nombre d’emprunts – son bataillon féminin composé de femmes ayant traversé sa vie, la ­violence reconvertie en exutoire. Monde intérieur qui n’apparaît pas seulement comme un dérivatif idyllique à la souffrance réelle, mais aussi comme un milieu toxique, hanté par une sorcière (Diane Kruger), et dont les péripéties semblent se répéter indéfiniment, comme le reflet d’une névrose en vase clos.

La mise en abyme concerne aussi la figure de l’artiste qui se dessine à travers Mark, comme metteur en scène de ses propres obsessions

Le film se révèle particulièrement intéressant dès lors qu’il désigne aussi le petit univers de Marwen comme un lieu manichéen (les bons gagnent toujours contre les méchants), régi par des conventions, en opposition à une réalité complexe, tout en nuances de gris. Les conventions narratives du blockbuster, dont joue ­Zemeckis, sont alors mises en abyme comme le produit d’une psyché en mal de réconfort. Mise en abyme qui concerne aussi la figure de l’artiste qui se dessine à travers Mark, comme metteur en scène de ses propres obsessions.

S’ajoute à cela une dimension ouvertement sexuelle : non seulement Mark peuple Marwen de poupées sexy, aux formes pétries par sa propre frustration (poitrines généreuses et tenues légères), mais chausse son aventurier, le capitaine Hogie, de talons aiguilles, exprimant à travers lui son fétichisme pour cet accessoire féminin. Par ce délicat appel du pied vers une esthétique queer, Bienvenue à Marwen pointe l’ambivalence fondamentale de l’imaginaire, qui peut tout autant se révéler une contrefaçon qu’un refuge pour les désirs singuliers et hors norme. A condition d’oser enfin les assumer à la face du monde.

Bienvenue à Marwen / Bande-annonce officielle VOST [Au cinéma le 2 janvier 2019]
Durée : 02:25

Film américain de Robert Zemeckis. Avec Steve Carell, Leslie Mann, Diane Kruger, Janelle Monae (1 h 56). Sur le Web : www.universalpictures.fr/micro/welcome-to-marwen et www.universalpictures.com/movies/welcome-to-marwen