LES CHOIX DE LA MATINALE

Les chanceux qui sont encore en vacances cette semaine n’auront que l’embarras du choix, avec pas moins de trois belles productions, ainsi qu’une reprise, à l’affiche dès aujourd’hui.

« Asako I & II » : chef-d’œuvre du trouble amoureux

Asako I & II / Asako (2019) - Trailer (French Subs)
Durée : 01:22

Cinéaste en activité depuis une dizaine d’années sans qu’aucune œuvre de lui parvienne en France, le Japonais Ryusuke Hamaguchi, 40 ans, a finalement explosé au mois de mai. Avec la sortie de Senses d’abord, long-métrage de cinq heures, portrait croisé de quatre femmes dont l’une disparaît subitement. Puis avec la sélection consécutive de son nouveau film, Asako I & II, en compétition au Festival de Cannes. Asako I & II, comme son titre l’indique, fait partie des films de doubles, généalogie fructueuse au cinéma, si l’on veut bien se souvenir, entre autres, de Vertigo (Hitchcock), L’Avventura (Antonioni), Body Double (De Palma) ou Mulholland Drive (Lynch).

Le premier acte du film, Asako I, prend l’aspect d’une rencontre dans l’alignement des planètes, scintillante et elliptique, délibérément entachée par le cliché du coup de foudre. Asako, prototype de la jeune fille innocente et romantique, visite à Osaka une exposition intitulée « Soi et les autres », y croise un jeune homme bien fait de sa personne, le suit sans la moindre hésitation dans la rue, où ils tombent sans plus de façon dans les bras l’un de l’autre. Sauf que, en dépit des objurgations d’Aruyo, rude copine, qui la prévient qu’elle va « déguster », Asako s’en éprend à la folie, avant que le bellâtre ne disparaisse un beau matin comme il est venu.

Asako II peut alors s’ouvrir deux ans plus tard à Tokyo, où l’héroïne a fui sa tristesse. L’occasion pour Hamaguchi, cinéaste d’une subtilité exacerbée, d’y installer un vertigineux système d’échos à la première partie du film. Par-dessus tout, ce fait suprêmement troublant de la ressemblance entre les deux garçons. Jacques Mandelbaum

« Asako I & II », film japonais de Ryusuke Hamaguchi. Avec Masahiro Higashide, Erika Karata, Koji Seto, Rio Yamashita (1 h 59).

« A Bread Factory, Part 2 » : le numérique contre la culture

A Bread Factory Part 2 : Un petit coin de paradis - Bande-Annonce
Durée : 01:41

Ce sont deux films distincts mais inséparables. A Bread Factory, Part 1 : Ce qui nous unit est sorti le 28 novembre 2018. Je l’ai vu alors comme le récit très américain de la lutte entre l’équipe d’un centre culturel attaché au spectacle vivant et les forces de l’économie culturelle numérique, une célébration de la solidarité, de la transmission orale, un réquisitoire contre l’instantanéité de la production artistique et des réactions qu’elle suscite.

Ce 2 janvier, date de la sortie de A Bread Factory, Part 2 : Un petit coin de paradis, on retrouvera les mêmes personnages, Dorothea (Tyne Daly) et Greta (Elisabeth Henry), les infatigables (à moins que…) animatrices du centre culturel installé dans une ancienne boulangerie industrielle (d’où The Bread Factory) à Checkford, petite ville imaginaire du nord-est des Etats-Unis, et leurs némésis, May et Ray, les artistes performeurs chinois et leurs mécènes qui veulent dépouiller la Bread Factory de ses subventions. Ce second volet est une variation en mode mineur sur le même thème. Ce qui enthousiasmait – l’énergie des combattants, leur habileté à contrer les stratégies des forces de l’argent qui voulaient détourner à leur profit les subventions destinées au centre culturel – inquiète cette fois.

« A Bread Factory, Part 2 : Un petit coin de paradis », film américain de Patrick Wang. / ED DISTRIBUTION

La durée de l’œuvre – quatre heures, en deux séances – permet au metteur en scène de donner à son propos et à ses personnages une épaisseur que ne laissaient qu’à peine entrevoir les premières séquences, presque burlesques de Ce qui nous unit : Patrick Wang, qui a pratiqué le théâtre et dont le premier film – In the Family – date de 2011, se situe du côté de l’analogique (papier, pellicule, toile) contre le numérique. Thomas Sotinel

« A Bread Factory, Part 2 », film américain de Patrick Wang. Avec Nana Visitor, James Marsters, Jessica Pimentel (2 h).

« Bienvenue à Marwen » : figurines pour naufragé

Bienvenue à Marwen / Bande-annonce officielle VOST [Au cinéma le 2 janvier 2019]
Durée : 02:25

Auteur de succès commerciaux considérables (Retour vers le futur en 1985, Forrest Gump en 1994), Robert Zemeckis tient depuis plus de trente ans à Hollywood la position singulière d’un roi de l’entertainment doublé d’un expérimentateur forcené, faisant feu des technologies de l’image pour repousser à chaque fois le domaine du figurable. Depuis Qui veut la peau de Roger Rabbit (1988), qui mélangeait acteurs réels et personnages de cartoon, jusqu’au Pôle Express (2004), qui engluait ses comédiens dans une pâte numérique intégrale, les héros de Zemeckis se retrouvent souvent guettés par leur propre modélisation ou la perspective de devenir figurine, au sein d’imaginaires standardisés qui ressemblent à de grands magasins de jouets.

Bienvenue à Marwen, son dernier film, pousse encore plus loin le complexe de ce cinéma apprenti sorcier, aussi paradoxal que passionnant, tiraillé entre la silhouette humaine et sa sérialisation en autant de doubles technologiques. Marwen campe une seconde guerre mondiale fantaisiste, monde de substitution où Mark enfouit son traumatisme et sa détresse affective, se projetant sous les traits d’un héros intrépide entouré de femmes puissantes.

Janelle Monae et Steve Carell dans « Bienvenue à Marwen », de Robert Zemeckis. / UNIVERSAL PICTURES INTERNATIONAL FRANCE

Inspiré du cas bien réel d’un photographe original, dont l’œuvre d’art brut fut créée à partir de maquettes et de poupées, Bienvenue à Marwen repose tout entier sur une alternance entre le quotidien et l’imaginaire. Zemeckis concilie ainsi, à la faveur d’un montage habile, deux registres qui semblaient n’avoir rien en commun : celui, intime, de la chronique psychologique, en prises de vues réelles, et celui, ­épique, du blockbuster d’action, entièrement repeint à la palette numérique – la technique de la performance capture permettant de transformer les comédiens en figurines ludiques. Mathieu Macheret

« Bienvenue à Marwen », film américain de Robert Zemeckis. Avec Steve Carell, Leslie Mann, Eiza Gonzalez. (1 h 56)

« Hyènes » : un bijou de Djibril Diop Mambéty

Sur le champ de ruines du cinéma africain, belle utopie trop tôt enterrée, la lumière de quelques étoiles brille encore très fort dans le ciel des cinéphiles. Parmi elles, le météore sénégalais Djibril Diop Mambéty, autodidacte de génie sortant des clous du cinéma d’auteur occidental aussi bien que de l’épure du film de village africain. L’œuvre métissée de Diop en est précisément l’émancipatrice synthèse, réalisée sous l’effet d’une puissante poésie.

L’affaire se joue vite et fort. Né en 1945, à Colobane, dans la banlieue de Dakar, viré de l’école, viré du Théâtre national Daniel-Sorano, mort en 1998, à Paris, il n’en aura fait qu’à sa tête, laissant derrière lui deux longs-métrages (Touki Bouki, 1973 ; Hyènes, 1992) et trois moyens-métrages (Badou Boy, 1970 ; Le Franc, 1995 ; La Petite Vendeuse de soleil, 1999) qui tombent comme la foudre.

« Hyènes » (1992), film sénégalais de Djibril Diop Mambéty. / JHR FILMS

L’aubaine, c’est de pouvoir redécouvrir Hyènes aujourd’hui en salle. Le film met en scène le retour en son village natal de Linguère Ramatou, une vieille femme décatie qui a fait fortune dans le vaste monde en vendant ses charmes, et qui ne revient que pour se venger de Dramaan Drameh, épicier estimé du village, qu’elle accuse de s’être honteusement conduit avec elle au temps de leur jeunesse, l’abandonnant après l’avoir mise enceinte et la faisant chasser du village. Plasticien hors pair, le cinéaste enrobe cette fable amère dans une science de la composition du plan, une impétuosité de couleurs, une dramaturgie brechtienne, qui forcent l’admiration. J. M.

« Hyènes », film sénégalais, français, suisse de Djibril Diop Mambety. Avec Ami Diakhate, Mansour Diouf, Makhouredia Gueye (1h 50min).