« Je tiens à signaler au fisc qui va nous espionner sur Instagram que mes photos du brunch au [palace parisien] Meurice sont celles de la formule “sans champagne”. » Comme en témoigne ce Tweet publié le 11 novembre, les internautes, amusés ou outragés, n’ont pas tardé à réagir aux propos de Gérald Darmanin. Ce jour-là, le ministre de l’action et des comptes publics avait expliqué que les services fiscaux contrôleraient dorénavant que celui qui s’affiche sur les réseaux sociaux en « voiture de luxe » a bien les moyens de se la payer.

En réalité, Bercy utilise déjà les réseaux sociaux pour pister les signes extérieurs de richesse. Le fisc, indique une source haut placée au sein de l’administration fiscale, « corrobore ainsi des informations qu[’ils ont] par ailleurs ». Mais « c’est un élément parmi d’autres, précise-t-on de même source, l’utilisation des réseaux sociaux n’est pas systématique et les données ne sont pas stockées. Il n’y a pas de “fiching”, de surveillance de masse ». L’expérimentation annoncée par M. Darmanin doit permettre d’aller plus loin.

Le fisc pourra ainsi vérifier, par exemple, qu’une personne qui assure ne pas résider en France n’y passe pas trop de temps ou qu’une entreprise prétendant ne pas avoir d’activité en France n’affiche pas sur LinkedIn des équipes qui y travaillent. L’administration fiscale espère aussi débusquer « les opérations commerciales réalisées de façon occulte sur les réseaux sociaux », explique Philippe Schall, chef de la mission requêtes et valorisations à Bercy. Le fisc place de grands espoirs dans ces nouvelles méthodes relevant de l’intelligence artificielle. Le ministère va ainsi investir 20 millions d’euros dans le data mining.

Cette technique consiste à faire émerger des informations en exploitant de manière automatique de vastes bases de données reliées les unes aux autres. Ce « forage » utilise l’informatique et les mathématiques, comme la statistique. « Les algorithmes permettent de voir des choses qu’un œil humain ne verrait pas sans de lourdes investigations », indique M. Schall.

Cela a déjà été expérimenté entre 2014 et 2016. La loi de 2018 sur la lutte contre la fraude fiscale va permettre de passer un cap. « Le nœud, c’est le ciblage des contrôles, justifie-t-on dans l’entourage de M. Darmanin. Les gens s’agacent qu’on les contrôle alors que, disent-ils, “les fraudeurs s’en sortent”. Paradoxalement, les citoyens ont donc soif de contrôle fiscal. Et il faut donc rendre celui-ci plus efficace. » Notamment en ciblant mieux les tricheurs.

Car un quart des contrôles ne débouchent sur rien. Ne faut-il pas renforcer le bataillon des contrôleurs ? « Aujourd’hui, 4 500 personnes traquent les fraudeurs, indique le cabinet du ministre. Un effectif qui, contrairement à ce que disent les syndicats, ne bouge pas. Pourtant, ce n’est pas ce qui compte vraiment. Le nerf de la guerre, c’est comment on utilise ces fonctionnaires. Nous souhaitons cibler scientifiquement les gros fraudeurs en amont du contrôle, afin de réduire ce “taux d’échec” de 25 %. »

Pourtant, tout le monde ne voit pas d’un bon œil le recours à l’intelligence artificielle. « Le pays perd 100 milliards par an à cause des fraudeurs du fisc, a tweeté Jean-Luc Mélenchon, chef de file de La France insoumise, après l’annonce de M. Darmanin. Mais que font Macron et La République en marche, ils surveillent vos photos de vacances ! »

Syndicats méfiants

L’administration fiscale assure pourtant ne pas mégoter sur les libertés publiques. « A un moment, il y a toujours un humain qui regarde, analyse, déclenche le contrôle », précise-t-on à Bercy. C’est d’ailleurs ce que demande la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). « Le data mining n’est pas interdit en soi et il ne pose pas de problème dès lors que l’on respecte les règles », indique Paul Hébert, directeur adjoint à la direction de la conformité de la CNIL. « Dans le traitement des fichiers, on regarde la finalité, précise-t-il. Là, c’est la lutte contre la fraude fiscale. C’est une finalité légitime, à valeur constitutionnelle. » Tout, ensuite, est une question de « proportionnalité » : le fisc ne doit conserver que les informations dont il a besoin ; il doit intégrer la protection de la vie privée dans ses recherches, sécuriser l’accès et la conservation des données, etc. Et ces principes valent également pour les éléments collectés sur les réseaux sociaux. Quoique publiques, « ces données peuvent être malgré tout couvertes par la protection de la vie privée, rappelle M. Hébert. Mais il n’y a pas d’interdiction absolue à utiliser des sources ouvertes si la loi est respectée et que c’est proportionné ».

Les syndicats sont également méfiants. Sans rejeter ces techniques, Solidaires-Finances publiques estime que « la difficulté, c’est de pouvoir traiter les données alors qu’on [leur] supprime des emplois à tour de bras, déclare Anne Guyot-Welke, porte-parole. Car il n’existe pas de “contrôle fiscal-presse bouton”, comme on pourrait le penser. L’argument selon lequel le tout-numérique rend le contrôle fiscal moins onéreux et plus efficace est faux ».