LES CHOIX DE LA MATINALE

La première semaine de janvier a tout d’une mini-rentée littéraire, et cette année est un excellent cru. Roman, essai, récit, nouvelles, d’Eric Chevillard à Graham Swift en passant par Sarah Chiche, tous les appétits littéraires seront comblés.

ROMAN. « L’Explosion de la tortue », d’Eric Chevillard

La tortue, selon plusieurs traditions, porte le monde sur son dos. Alors, n’allez pas prétendre que le sort de l’une d’entre elles, périe dans une salle de bains pendant les vacances de ses propriétaires, n’a pas d’importance. « Si la littérature ne s’empare pas de ces histoires de tortues précocement anéanties, tuées par un brave homme qui n’avait pas l’intention de leur donner la mort, alors on voit mal de quoi elle pourrait se soucier et quelle est sa légitimité », assène le narrateur, pourtant très occupé à se débarrasser de toute culpabilité.

D’autant qu’il a plusieurs autres fers au feu de ses dénégations : ayant découvert par hasard l’œuvre d’un écrivain du XIXe siècle, Louis-Constantin Novat, ignoré de (presque) tous, il est bien décidé à se l’approprier – pardon, à la « réhabiliter » en la signant de son nom. Et puis, à côté de cela, alors qu’une jeune fille de son quartier a disparu, il travaille dur à prétendre tout ignorer du plus que probable kidnappeur.

Mine de rien, ce sont des histoires de survie qu’enchâsse L’Explosion de la tortue au fil de son texte fragmentaire : celle de la planète (qu’incarne la tortue maltraitée par un homme) et celle d’une œuvre. Evidemment, Eric Chevillard le fait à sa manière, dans la haine du solennel et du démonstratif, à travers les tordantes démonstrations de mauvaise foi de son narrateur – il transforme ainsi une vilaine disposition d’esprit en un mode rhétorique réjouissant. Raphaëlle Leyris

« L’Explosion de la tortue », d’Eric Chevillard, Minuit, 258 p., 18,50 €.

« Si la littérature ne s’empare pas de ces histoires de tortues précocement anéanties, {...} on voit mal de quoi elle pourrait se soucier. » / LES ÉDITIONS DE MINUIT

ROMAN. « La Capitale », de Robert Menasse

Comment prendre pour cadre d’un récit la Commission européenne et ses « eurocrates », pour contexte l’angoisse liée à la disparition des derniers survivants des camps, et pour thème la décomposition du rêve européen, tout en réussissant un roman satirique combinant drôlerie et profondeur ? Ce tour de force, l’écrivain autrichien et europhile Robert Menasse l’a accompli avec son nouveau roman, qu’on lit d’une traite et qui lui a valu, en 2017 le prix du Livre allemand de la Foire de Francfort.

En prenant pour point de départ une enquête policière menée par un sous-Maigret dans la capitale belge et qui se révèle vite prétexte à une description humaine mais sans concessions des experts qui peuplent les institutions européennes, le romancier parvient à montrer que des couches d’idéalisme peuvent survivre malgré la puissance des conformismes carriéristes et des égoïsmes nationaux indécrottables. Nicolas Weill

« Une description humaine mais sans concessions des experts qui peuplent les institutions européennes. » / VERDIER

« La Capitale » (Die Hauptstadt), de Robert Menasse, traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Mannoni, Verdier, 442 p., 24 €.

NOUVELLES. « De l’Angleterre et des Anglais », de Graham Swift

Cent jours avant le Brexit, voici 25 nouvelles qui explorent l’anglicité. Le très britannique Graham Swift nous y montre des copeaux de vie arrachés à une rue de Londres ou à un fossé du Somerset. Des échantillons de destins prélevés dans toutes les classes sociales et scrutés à la loupe de sa fiction.

Il y a ces deux originaux qui, à peine leur union célébrée, se précipitent chez le notaire : « A présent, ils étaient mariés et on leur avait conseillé de faire leur testament, comme s’il s’agissait là de l’étape suivante dans la vie » (« Souviens-toi »). Il y a ce garde-côte qui s’aperçoit qu’il a « toujours été assis au bord de l’Angleterre, censé la garder, les yeux tournés vers le large », mais ne connaissant finalement « rien du tout sur elle » (« De l’Angleterre »). Tous les récits ne sont pas d’égale qualité, mais les meilleurs, fonctionnant sur l’humour et l’understatement, s’impriment durablement dans les mémoires. Tous illustrent « cette authentique excentricité » dont, explique Swift, « nous [les Anglais] sommes tous faits ». Florence Noiville

25 nouvelles, autant d’échantillons de destins prélevés dans toutes les classes sociales et scrutés à la loupe de la fiction de Swift. / GALLIMARD

« De l’Angleterre et des Anglais » (England and Other Stories), de Graham Swift, traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek, Gallimard, « Du monde entier », 336 p., 21 €.

ROMAN. « Les Enténébrés », de Sarah Chiche

Hanté par la certitude de la dévastation à venir du monde, l’impressionnant troisième roman de Sarah Chiche nous parle de vies dévastées – par l’histoire, par la répétition de souffrances, par la difficulté de mettre au jour ces mécanismes de transmission toxique pour les anéantir. Les personnages de ce livre sont plongés dans les ténèbres par des phénomènes dont ils sont à la fois responsables et victimes. C’est cette imbrication que décrit assez magistralement le roman, en tenant ensemble plusieurs fils narratifs.

Il y a, comme point de départ, l’histoire d’amour entre la narratrice, une Sarah Chiche qui, à l’image de l’auteure, écrit des livres et exerce comme psychanalyste à Paris, et un homme, rencontré à Vienne à l’automne 2015, avec lequel elle va se créer une vie parallèle à celle qu’elle mène avec le père de sa fille. Tandis qu’elle mène cette double vie, elle tente de découvrir la vérité sur l’histoire de sa mère, Eve, reconstituant « le monstrueux puzzle » des souffrances qui lui furent infligées, et racontant la violence que cette mère exerça sur elle.

Les phrases sombres et belles de Sarah Chiche restituent cet enchevêtrement de causes, de conséquences, de responsabilités et de douleurs sans le mimer. L’écrivaine parvient également à traiter la Sarah Chiche de son texte avec un détachement sidérant, une absence de complaisance telle que cette histoire, malgré tout ce qu’elle pourrait receler comme pièges et comme pathos, cesse d’être la sienne, pour devenir un bloc de littérature et de vérité. Un bloc très noir qui, pourtant, a la grâce de ménager des interstices à la lumière. R. L.

« Cette histoire cesse d’être la sienne, pour devenir un bloc de littérature et de vérité. » / SEUIL

« Les Enténébrés », de Sarah Chiche, Seuil, 368 p., 21 €.

PHILOSOPHIE. « Etre soi-même. Une autre histoire de la philosophie », de Claude Roman

En retraçant le parcours de la notion d’authenticité dans toute la tradition philosophique, religieuse ou littéraire occidentale, le philosophe Claude Romano, professeur à la Sorbonne, ne s’est pas contenté de faire œuvre d’historien. Il entend réhabiliter et relégitimer cette sincérité avec soi-même, mise à mal par les penseurs contemporains du soupçon pour qui authenticité rime avec jargon ou aveu extorqué sous la torture.

Malgré les dérives de l’individualisme d’aujourd’hui, on ne saurait écarter d’un revers de main des siècles de réflexion et de création sur ce que signifie la vérité du moi. Une somme indispensable, au phrasé clair et élégant, dont bien des chapitres forment autant d’introductions et d’initiations à des auteurs parfois surprenants (Fronton, Kleist, Madame de La Fayette) qui figurent aux côtés des classiques (Aristote, Rousseau, Heidegger) dans ce très original panthéon. N. W.

« Claude Romano entend réhabiliter et relégitimer cette sincérité avec soi-même, mise à mal par les penseurs contemporains du soupçon. » / GALLIMARD

« Etre soi-même. Une autre histoire de la philosophie », de Claude Romano, Folio, « Essais », inédit, 768 p., 15,90 €.

RECIT. « Crac », de Jean Rolin

Crac ressemble à une suite du Traquet kurde (P.O.L, 2018), le précédent ouvrage de Jean Rolin, qui se mettait sur les traces d’un oiseau du même nom aperçu du côté du Puy-de-Dôme, en mai 2015. On y croise presque autant de piafs (souimangas de Palestine, chardonnerets et autres mésanges), et un figurant du Traquet kurde, T. E. Lawrence (1888-1935), a été promu au rang de personnage central.

Jean Rolin, ici, met ses pas dans ceux du futur Lawrence d’Arabie qui, à 21 ans, se lança, en plein été, dans une marche de presque 1 800 kilomètres à travers le Moyen-Orient pour visiter les châteaux forts de l’époque des croisades, sujet de sa thèse de fin d’études. S’appuyant sur la correspondance de Lawrence, un peu comme celui-ci se fiait à son guide Baedeker, l’écrivain arpente, en 2017 et 2018, une région qui cesse rarement, depuis une quarantaine d’années, d’être le théâtre de conflits, ainsi qu’en témoignent les châteaux de Beaufort, au Liban, ou, en Syrie, le Crac des Chevaliers.

Reportage sur les lieux autant que dans les textes, Crac poursuit la méditation de Jean Rolin autour de la place des guerres dans l’histoire, et sur l’impermanence du monde, sans se départir de son sens de l’autodérision ni de la beauté proustienne de ses phrases. R. L.

« Crac poursuit la méditation de Jean Rolin autour de la place des guerres dans l’histoire, et sur l’impermanence du monde. » / P.O.L

« Crac », de Jean Rolin, P.O.L, 190 p., 18 €.