Un marchand chinois de chaussures à Kampala, en Ouganda, en 2006. / STUART PRICE / AFP

L’heure est aux affaires à Kampala. Ce lundi matin sur William Street, en plein cœur de la capitale ougandaise, les liasses de billets passent d’une main à l’autre. Au milieu des vendeurs ambulants, des restaurateurs improvisés et des taxis-motos, un homme, chinois si l’on en croit les traits de son visage, entre dans une échoppe, visiblement la sienne. Sur sa tête, il porte un sac rempli de marchandises qu’il dépose dans sa boutique. Donald, un des rares Ougandais qui ont réussi à se garder une petite place dans ce qui est devenu un empire asiatique, s’étrangle : « Tu vois ? Ils ont tout pris, même le boulot des portefaix ! »

Les Chinois tiennent l’avenue. Ils ont fait main basse sur presque toutes les officines de l’un des axes les plus commerçants de la ville, envahissant au passage le marché des textiles, des chaussures, de l’équipement ménager, de la construction… Personne ne sait plus trop comment ça s’est passé, mais aujourd’hui c’est un véritable raz-de-marée qui vient réveiller une vieille colère, latente depuis quelques années, celle des petits commerçants agacés par les Chinois qui leur volent « leur » Ouganda.

Les autochtones accusent les nouveaux venus d’être arrivés cachés dans des costumes de grands investisseurs, pour à la fin prendre leurs petits business. Ils seraient ainsi entre 10 000 et 50 000 Chinois à avoir investi dans le petit commerce à Kampala. Une « invasion » à laquelle les Ougandais tentent en vain de résister, au gré de colères sporadiques et sans lendemain.

« Toujours prêts à casser les prix »

Suzanne est sur le point de mettre la clé sous la porte afin de tenter autre chose avec les 500 000 shillings ougandais (117 euros) qu’elle a économisés. Cet argent, la Kampalaise l’avait d’abord investi dans un petit business de chaussures, mais sa boutique se retrouve noyée dans l’agora chinoise de William Street. « Au milieu d’eux, nous ne vendons plus !, se plaint-elle. Les Chinois tiennent tous les maillons du commerce. Ils sont grossistes et détaillants. Nous sommes obligés de nous approvisionner chez eux parce qu’ils vendent moins cher, mais après ils nous concurrencent sur la vente au détail, toujours prêts à casser les prix. »

La plainte des commerçants ressemble à une longue prière en plein désert. En Ouganda, le dossier chinois embarrasse les autorités, qui ne savent ni comment s’y prendre, ni comment communiquer. Interrogés par Le Monde Afrique, la ministre du commerce et les services de communication de la présidence ont refusé de s’exprimer, se renvoyant mutuellement la balle et expliquant « ne pas être le mieux placé pour commenter l’affaire ».

« En fait, Kampala est gêné, coincé dans un dilemme. Soit le pouvoir soutient ses citoyens, soit il privilégie la Chine, un de ses grands bailleurs de fonds », explique l’économiste Fred Muhumuza. D’après un rapport du ministère ougandais des finances publié en mars 2018, les prêts de Pékin à Kampala sont passés de 1,1 à 1,6 milliard de dollars (environ 1,3 milliard d’euros) entre 2016 et 2017. Dans le même temps, la dette publique du pays est montée de 37,4 % à 40 % du PIB, selon le Fonds monétaire international, pour qui ce chiffre pourrait dépasser les 44 % en 2019.

Une « concurrence injuste »

« Les autorités avaient promis qu’avec les investissements chinois, les choses allaient changer et que les conditions de vie allaient s’améliorer, poursuit Fred Muhumuza. Non seulement aujourd’hui la majorité des Ougandais estiment que rien n’a changé, mais en plus les petits commerçants sont en train de perdre leurs business. » Au sein de l’association des commerçants de Kampala, la Kacita, on refuse pourtant de se résigner. « Nous nous sommes battus, nous n’avons rien obtenu. Il ne nous reste plus qu’à mettre la pression sur les autorités pour que la loi qu’on nous promet pour nous protéger soit enfin votée », explique Everest Kayondo, son président.

En 2017, une manifestation avait éclaté en pleine capitale, avec des slogans demandant aux Chinois de quitter le pays. Le maire de Kampala, connu pour ses prises de positions très libres par rapport au pouvoir, avait ouvertement demandé au gouvernement de protéger les petits commerçants contre cette « concurrence injuste ». Il avait prévenu que cette rivalité était dangereuse et risquait de virer à la xénophobie. La ministre du commerce, Amelia Kyambadde, s’était défendue à l’époque, avançant que « l’Ouganda n’a pas de loi qui empêche les étrangers d’entrer dans le petit commerce, mais qu’une commission a été mise en place pour étudier la question ». Plus d’un an après, rien n’a changé.

Pour Pékin, la Chine n’est pas responsable des dettes africaines

Ces dernières années, la Chine a énormément investi dans des projets d’infrastructures en Afrique, où de nombreux dirigeants voient dans Pékin un meilleur partenaire commercial que les pays occidentaux. Mais selon ces derniers, la dette à l’égard de la Chine ne serait pas tenable à long terme pour les Etats africains.

Jeudi 3 janvier, à son arrivée en Ethiopie, première étape d’une tournée dans quatre pays africains, le ministre chinois des affaires étrangères, Wang Yi, a relativisé ces inquiétudes. « De manière générale, la dette en Afrique est une problématique qui dure depuis longtemps et est un produit de l’histoire. Elle n’est pas apparue aujourd’hui, et elle est encore moins provoquée par la Chine », a estimé le chef de la diplomatie chinoise, qui se rendra ensuite en Gambie, au Sénégal et au Burkina Faso.

La Chine est le principal bailleur de fonds bilatéral pour les infrastructures en Afrique, avec un total excédant les financements combinés de la Banque africaine de développement, de l’Union européenne, de la Société financière internationale, de la Banque mondiale et du G8. L’investissement étranger chinois en Afrique subsaharienne s’est élevé à 298 milliards de dollars (environ 260 milliards d’euros) entre 2005 et 2018, selon le groupe de réflexion American Enterprise Institute.