Extrait de l’émission « 1 dîner 2 cons » diffusée sur YouTube le 24 août 2018. / YouTube

Le mot « Freedom », inscrit sur un tableau noir, apparaît en grand sur l’écran. Des bouteilles de bière sont posées sur la table. Autour, des journalistes, des artistes et des intellectuels marocains discutent des sujets chauds du moment : le dernier discours du roi, la condamnation des militants du Hirak (mouvement de protestation dans le Rif) à vingt ans de prison, le boycott de trois grandes enseignes à travers le royaume…

Tournées dans les locaux de l’association culturelle Racines début août à Casablanca, ces images sont extraites du sixième épisode de l’émission « 1 dîner 2 cons ». Diffusée sur YouTube environ tous les trois mois depuis 2016, la web-émission créée par Amine Belghazi et Youssef El Mouedden accueille des invités autour d’un dîner dans un lieu différent à chaque épisode. Suivi par près de 28 000 abonnés sur YouTube, le programme aborde les grands tabous de la société marocaine : politique, religion, sexe. Une exception dans le paysage médiatique marocain, de plus en plus fermé.

1D2C ملحمة العدميين Partie 1/3
Durée : 31:29

Mais l’état de grâce n’aura pas duré longtemps. Mercredi 26 décembre 2018, la justice marocaine a ordonné la dissolution de l’association Racines pour avoir hébergé l’un des épisodes de cette web-émission au ton critique envers le pouvoir et qui suscite de vives réactions depuis son lancement. « “1 dîner 2 cons” est une initiative sans personne morale donc difficilement attaquable, explique l’un de ses deux créateurs, Amine Belghazi. Le makhzen [pouvoir] a choisi de s’en prendre à quelque chose de plus palpable : Racines, une association qui a une existence légale. »

« Le makhzen est rancunier »

Créée en 2010 par deux acteurs de la scène culturelle casablancaise, l’association promeut les industries créatives au Maroc et l’intégration de la culture dans les politiques publiques. Un militantisme culturel qui n’a « rien à voir avec des opinions politiques », assure son co-fondateur Aadel Essaadani.

Le militant a reçu une convocation au tribunal de première instance de Casablanca début décembre, plus de trois mois après la diffusion sur YouTube de l’épisode en question, intitulé « L’épopée des nihilistes » et vu plus de 450 000 fois sur la plateforme. « Le gouverneur de la préfecture dont dépend le siège de Racines a porté plainte après le tournage de l’émission. Ils ont dépêché un huissier pour faire la transcription de l’intégralité de l’émission. Ils ont pris le temps de faire les choses dans les règles de l’art, raconte M. Essaadani. Le makhzen est rancunier. Et patient. »

Le parquet reproche à Racines d’avoir accueilli une émission comprenant « des dialogues qui portent atteinte aux institutions et aux bonnes mœurs », « des expressions vulgaires et des mots indécents au vu de l’outrage public à la pudeur », des déclarations « contraires aux objectifs pour lesquels l’association a été constituée », peut-on lire dans le procès-verbal. « Ce n’est pas parce qu’un membre de Racines participe ou héberge dans ses locaux une web-émission qu’il en est organisateur ou responsable ! Il s’agit de deux entités différentes », se défend M. Essaadani.

Les propos du journaliste Omar Radi, invité de l’émission, ont particulièrement irrité les autorités. « Derrière ce qu’on appelle l’Initiative nationale pour le développement humain, le ministère de l’intérieur a orchestré, selon moi, la plus grande opération de corruption au niveau de l’Etat », avait-il déclaré lors de cet épisode controversé. « Condamner une association au lieu de condamner directement les individus directement visés, c’est tiré par les cheveux », constate l’animateur Amine Belghazi.

« On connaissait les risques »

L’émission, elle, continuera d’exister. « On ne regrette rien, on connaissait les risques, poursuit le jeune homme. De manière générale au Maroc, on fait tous des choses qui peuvent être préjudiciables, mais on a besoin de gens qui osent parler. C’est très important, ça permet de désamorcer beaucoup de problèmes, c’est un début de citoyenneté. »

Des lignes rouges rarement franchies au Maroc, où l’espace d’expression s’est rétréci ces dernières années. « En 2011, face à la menace islamiste, les autorités ont lâché un peu de lest aux progressistes. Depuis l’affaiblissement du PJD [Parti de la justice et du développement, islamiste], ils n’ont plus besoin de nous pour contrer les islamistes, donc ils tirent sur les deux », analyse Aadel Essaadani. Dans ce contexte, les réseaux sociaux, très exploités par la population, restent le dernier espace d’expression. « A vos risques et périls », avertit toutefois Amine Belghazi.