L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

L’air de rien, le dernier film du trop rare Ulrich Köhler, cinéaste allemand des existences ordinaires et des fugues passagères (Bungalow, en 2002, Montag, en 2006), orchestre un grand saut dans l’inconnu, d’une audace et d’une portée qui laissent pantois. In My Room, dont le titre évoque une chanson des Beach Boys, s’ouvre pourtant sur un registre très concret, comme une exténuation du style école de Berlin, nouvelle vague moderniste du cinéma allemand du début des années 2000, à laquelle le réalisateur, né en 1969, fut rattaché à ses débuts.

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Armin, cadreur entre deux âges pour la télévision, vivant à Berlin, connaît une série de déconvenues : il filme mal un reportage politique, perd une petite amie, puis se rend en province au chevet d’une grand-mère agonisante. Grisaille, déception, banalité, étroitesse : tout ici transpire l’épuisement d’un certain modèle social, celui du confort moyen des sociétés occidentales, environnement matériel sans le moindre espoir de sublimation. Armin habite ce réel fatigué et atone, qui semble arrivé au bout de son histoire, car dépourvu de risques comme de la moindre promesse.

Le film se suspend au cheminement libre, complètement imprévisible, du personnage, qui quitte le paysage urbain pour se construire une petite ferme

In My Room négocie au bout d’une demi-heure un virage fantastique, d’autant plus stupéfiant qu’il ne se laisse pas deviner et ne se prévaut d’aucune justification. Armin, se réveillant d’une cuite au volant de sa voiture, constate que le monde tout autour de lui s’est vidé du jour au lendemain, dépeuplé en un battement de paupière. Ne restent plus, à la surface de la terre, que des véhicules éparpillés au milieu des routes vides, des maisons inhabitées, des magasins et des installations urbaines délaissés, mais plus aucun autre être humain à l’horizon. Il se retrouve seul, et le film s’engouffre avec lui dans un territoire insoupçonné, celui d’une nouvelle aube du monde comme d’une solitude radicale.

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Etrange et douce apocalypse que celle-ci, qui n’a rien de spectaculaire, mais survient à la discrétion d’une coupe, dans un souffle imperceptible, peut-être bien le dernier rendu par la grand-mère d’Armin, aspirant avec lui l’humanité tout entière. Köhler choisit de ne pas en expliciter les causes, mais nous laisse face à son gouffre béant, promenant de part et d’autre de cette « évaporation de l’humain » sa mise en scène légèrement en retrait, cette même qualité d’observation qui ne se laisse pas directement traverser par les affects des personnages, mais les sonde à la surface. Frappe cette vision soudaine d’un réel déserté, à la fois familier et réduit à l’état de coquille vide, rendu intégralement disponible comme un grand périmètre de jeu, et, en son cœur, la dernière conscience humaine, celle ­d’Armin, désormais extraite du champ social et de ses déterminations. Le film se suspend alors au cheminement libre, complètement imprévisible, du personnage, qui, après une brève phase de désespoir, quitte le paysage urbain (au volant d’une Lamborghini abandonnée par la police) pour se construire une petite ferme au creux d’une vallée.

Regard rêche et imperturbable

Une telle sortie de piste représente un véritable enjeu de mise en scène, celle des actes purs du personnage, de ses choix, sans l’appui de dialogues, de voix-off ni même d’une quelconque ­musique d’accompagnement. La beauté d’In My Room tient alors à ce réalisme original, qui ne se contente pas de retranscrire une réalité donnée, mais promène le même regard rêche et imperturbable en amont et en aval de l’apocalypse, comme garant d’une continuité malgré son postulat invraisemblable.

Car, de part et d’autre du gouffre, c’est encore notre monde d’objets communs, de denrées de consommation courante, que l’on retrouve, mais reconvertis à d’autres usages, libérés cette fois de leur signification sociale ou de leur valeur d’échange. Armin se déplace à cheval, fabrique un moulin ou un enclos à partir de matériaux de récupération, dans un mélange composite de vie agreste (culture et élevage) et de résidus du confort moderne (électricité et ordinateur). Mais un monde nouveau implique également un nouveau rapport entre les sexes : quand une femme, Kirsi (Elena Radonicich), une autre survivante, surgit dans les environs du domaine d’Armin, ces deux-là tombent amoureux, vivent une aventure primitive, et se retrouvent surtout à devoir inventer, entre eux, une autre forme de distribution des rôles.

« In My Room » ne vise pas le surnaturel, mais à déplacer notre regard sur la condition humaine, pour la percevoir depuis un extérieur inventé par la fiction

Ainsi In My Room appartient-il moins au domaine du fantastique qu’à celui du conte philosophique : il ne vise pas le surnaturel, mais à déplacer notre regard sur la condition humaine, pour la percevoir depuis un extérieur inventé par la fiction. A ce titre, Ulrich Köhler n’oppose pas le monde d’avant et d’après la catastrophe, mais invite le spectateur à les considérer relativement l’un à l’autre. Nos sociétés modernes, telles que décrites au début du film, ne contenaient-elles pas en elles le germe d’une désaffection individuelle, comme si elles n’étaient pas pleinement habitées ? De même, la solitude absolue d’Armin ne traduit-elle pas quelque chose de sa subjectivité ? A savoir le désir de tout reprendre de zéro, de redéfinir son rapport à l’environnement, de réapprendre les gestes primordiaux, d’en finir avec les vieilles structures civilisationnelles. Est-ce l’histoire du monde qui s’éteint ou de l’être humain qui se régénère ?

Les hypothèses objectives et subjectives se relaient tout au long du film, ouvrant un champ d’interprétation très vaste, entre robinsonnade, retour à la nature, survivalisme, écologie, persistance des habitus et réinvention des bases sociales. La force d’In My Room est de renvoyer toutes ces questions au même mystère existentiel, celui qui se reflète dans le regard éberlué d’Armin, isolé au cœur de l’immensité dépeuplée comme entre les quatre murs d’une chambre d’enfant. Car le monde n’est jamais que le reflet de la façon dont on choisit de l’habiter.

Film allemand et italien d’Ulrich Köhler. Avec Hans Löw, Elena Radonicich, Michael Wittenborn, Ruth Bickelhaupt (1 h 59). Sur le Web : www.nourfilms.com/in-my-room et www.pandorafilm.com/filmography/in-my-room.html