Brusque passage de l’écran de télévision au noir total, le 10 juin 2007, outre-Atlantique, alors que Tony Soprano se réunit avec sa famille dans un restaurant. Nombre de fans de la série The Sopranos croient à une panne de leur téléviseur. Un « blackout » au pire moment, alors que tous visionnaient les derniers instants du « finale » de cette série déjà culte dans le pays, qualifiée par Norman Mailer de « grand roman américain ». Mais non, aucune panne électrique ou de téléviseur à signaler. Après huit ans et six saisons, le créateur des Soprano, David Chase, a seulement décidé de laisser cette famille poursuivre le cours de sa vie hors champ, hors cadre, hors écran, et d’abandonner les spectateurs dans le noir, sans apporter de point conclusif à sa série.

Comment la chaîne payante HBO, productrice des Soprano, avait-elle réussi à convaincre les spectateurs, bien des années en amont, de payer un abonnement alors que le paysage américain offrait alors pléthore de chaînes gratuites ? Et comment cette petite chaîne du câble, au départ dédiée au sport et à la rediffusion de films hollywoodiens, en est-elle venue, il y a vingt ans, à proposer une série originale aussi sombre, centrée sur un personnage de mafieux dépressif ?

Une nouvelle génération de conteurs

En 1972, lors du lancement de « the green channel », qui allait vite prendre pour nom Home Box Office (HBO), la copie de cassettes vidéo n’existe pas encore, ce qui fait que visionner des films du répertoire classique américain relève de la course d’obstacle : sauf sur HBO, qui en fait son fonds de commerce. De même, pouvoir suivre des événements sportifs nationaux en direct − notamment la boxe – est un luxe rare et recherché. Grâce à HBO, il est à portée de porte-feuille. Qui plus est, un cinquième des foyers américains se voit relié au câble dès le début des années 1980, ce qui permet à HBO de largement couvrir le pays.

Les studios hollywoodiens n’apprécient toutefois pas que la chaîne vive de leurs productions. Par ailleurs, le développement des cassettes vidéo et la lassitude des spectacteurs face à la 23ème rediffusion du même classique vont user le modèle. S’impose donc à HBO l’idée que la chaîne doit faire appel à des récits innovants et à une nouvelle génération de conteurs : elle se lance alors dans des créations originales. Sans oublier que péage permet de ne pas être sage : là où l’on paie, adieu la censure qui vaut ailleurs sur les gros mots et les belles poitrines. Ce ne sera pas le moindre des atouts de la chaîne.

La première série totalement originale avalisée par HBO sera Oz, violente et perturbante, alors que toutes les autres chaînes ont refusé le projet

HBO se dote alors d’un feu follet, artiste et audacieux, Chris Albrecht, qui, à partir de 1985, secondé par Carolyn Strauss, défrichera un nouveau champ sériel, apportant tout son lustre à la chaîne et inventant un modèle de production pour les dizaines d’années à venir.

En tant qu’ancien dénicheur de talents dans le monde du stand-up, Chris Albrecht a chevillée au corps, contre la tradition télévisuelle de l’époque, la certitude que tout grand et bon récit repose sur la vision d’un auteur. La première série totalement originale avalisée par HBO sera Oz, violente et perturbante, proposée par Tom Fontana en juillet 1997 alors que toutes les autres chaînes ont refusé le projet. Oz est une prison où se déroule l’ensemble de la série, tel un huis clos théâtral, un choryphée noir en chaise roulante faisant part au spectateur des réflexions philosophiques que l’enfermement lui inspire.

Personne à HBO n’aurait pensé que, portée par son succès, cette série emmenée par un psychopathe néo-nazi et gay resterait six saisons à l’écran. Les caractéristiques des séries HBO sont en tout cas fixées : elles supposent violence et sexe, réalisme et politique, intronisation dans des milieux peu connus, réflexivité, et amoralité voire immoralité. HBO a inventé un nouveau monde audiovisuel, que l’auteur Tom Fontana commente ainsi, selon les auteurs de La Saga HBO (Capricci, 2017), Axel Cadieux, Jean-Vic Chapus et Matthieu Rostac :

« Les gens de HBO ont voulu nous mettre en avant pour montrer aux autres chaînes qu’une nouvelle histoire du cinéma était en train de se mettre en place chez eux. Une histoire qui allait se jouer sur des récits, pas sur des effets spéciaux ou des mouvements de caméra. »

De fait, Oz a repoussé tellement loin les limites de ce qui peut être représenté sur petit écran qu’elle a ouvert la porte, après Sex and the City apparue le 6 juin 1998, au criminel nommé Tony Soprano.

L’histoire d’un mafioso angoissé et nostalgique

Si, au cinéma, des Coppola et Scorsese ont su mettre en valeur l’univers du crime organisé, il n’en est pas de même, à l’époque, dans le monde nécessairement consensuel de la télévision… Refusé un peu partout, le scénario des Soprano atterrit finalement chez HBO. Mais même le producteur le plus risque-tout devait-il accepter que sa chaîne mette en valeur un criminel, que le héros de ses soirées soit un mafioso ? Le coup fut tenté et le pilote tourné en deux semaines dans le New Jersey, à l’été 1997. Toujours très sinistre et surtout certain de son destin de cinéaste, non d’homme de télévision, le créateur des Soprano, David Chase, espère alors que le pilote ne convaincra pas… mais qu’au vu de l’argent déjà investi, HBO lui permettra de transformer ce pilote en long métrage, comme le rappelle Brett Martin dans son livre Des hommes tourmentés (Points Poche, 2014).

David Chase n’a alors en tête que l’arc principal du film qu’il entend réaliser, depuis la première crise d’angoisse de Tony Soprano jusqu’à sa douloureuse acceptation d’une terrible révélation : sa mère entend bel et bien le faire tuer. Or le pilote est accepté, la série se fera. Mais un tournage dans une banlieue, avec un casting d’inconnus, pour une chaîne payante du câble dont le personnage principal, nostalgique des années Gary Cooper, déclare d’emblée « Ces derniers temps j’ai l’impression d’être arrivé au bout. Le meilleur est derrière moi », qui cela pourrait-il bien intéresser ? « C’est l’histoire d’un gars impliqué dans le crime organisé, nostalgique d’une époque qui n’était pas ce qu’il imagine. Il cherche dans le présent quelque chose qu’il ne trouve jamais », a lui-même précisé David Chase. On a connu plus accrocheur, comme promesse de grand récit.

Le 10 janvier 1999, la famille des Soprano n’en fit pas moins sa première apparition. « Avec HBO, on faisait de la télé, mais on cherchait aussi à foutre un coup de pied dans le cul de la télé », a expliqué plus tard David Chase. De fait, HBO inaugure une nouvelle ère. Avant tout en initiant une politique des auteurs qui n’existait jusqu’alors pas à la télévision. Confiance totale et liberté entière – ou presque – sont dorénavant accordées à l’auteur de la série, au conteur de l’histoire, et non au téléspectateur ou au réalisateur ; c’est d’ailleurs à cette époque que l’on commence à dénommer les écrivains, auteurs ou scénaristes créateurs de série des « showrunners », ces chefs d’orchestre de la production de leur fiction.

Dès février 2001, consécration suprême pour David Chase, The Sopranos entrent au MoMA, le musée d’art moderne de New York, avant que la série soit intégrée dans sa collection permanente.  « HBO est la dernière grande aventure en date du cinéma américain », estiment les auteurs de La Saga HBO : le cinéma sur petit écran est désormais une réalité.