Des Soudanais manifestents contre le gouvernement, à Khartoum, le 25 décembre 2018. / Mohamed Nureldin Abdallah / REUTERS

Trois manifestants sont morts et plusieurs ont été blessés après l’intervention des forces de sécurité, mercredi 9 janvier, à Omdourman, une ville proche de Khartoum, la capitale du Soudan. Selon plusieurs ONG, une quarantaine de personnes ont déjà trouvé la mort (22 selon les autorités) lors du mouvement de contestation lancé le 19 décembre 2018, initialement pour protester contre l’augmentation du prix du pain.

Au fil des semaines, la colère s’est propagée dans toutes les couches de la société. Les appels à la grève sont suivis par les médecins, les universitaires, les avocats, les journalistes… Et les manifestations, qui ont provoqué l’arrestation de plus de 1 100 personnes selon l’opposition (800 selon le régime), sont devenues quasiment quotidiennes dans une vingtaine de villes. Elles pourraient connaître une ampleur particulière après la prière ce vendredi, jour de repos hebdomadaire au Soudan.

La revendication sociale s’est élargie au champ politique. Dans les cortèges, les Soudanais demandent la fin du régime dirigé d’une main de fer depuis 1989 par Omar Al-Bachir, poursuivi par la Cour pénale internationale (CPI) pour génocide et crimes de guerre commis au Darfour. Mercredi, des milliers de manifestants ont toutefois acclamé leur président lors d’un discours prononcé à Khartoum.

Dans un entretien au Monde Afrique, Marc Lavergne, chercheur au CNRS et spécialiste du Soudan, revient sur les racines de cette colère et ses conséquences politiques.

Quelles sont les origines de la crise qui secoue actuellement le Soudan ?

Marc Lavergne Les Soudanais n’ont plus de quoi manger. Leur colère a commencé réellement en janvier 2018, avec l’effondrement de la monnaie et l’impossibilité d’importer ce qui est nécessaire à la survie des populations urbaines. Lorsqu’il était un pays rural, le Soudan avait une production agricole qui permettait aux paysans de survivre et de ne compter que sur eux-mêmes. Mais aujourd’hui, le pays compte de nombreux salariés et près de 20 % de la population est au chômage. La monnaie ne vaut plus rien, les prix ont augmenté [de 70 % en 2018] et de toute façon, les magasins sont vides. Le pays ne produisant pas de blé, il importe entièrement sa farine. Comme une bonne partie de l’Afrique, il est donc complètement dépendant des pays du Nord pour son alimentation de base.

Comment s’explique cette pénurie alimentaire alors que les terres du Soudan sont fertiles ?

« Cette crise est grave car elle touche l’alimentaire, mais aussi le gaz et l’essence. »

Le Soudan devrait consommer sa production de sorgho et de mil, respectivement produites dans la vallée du Nil et le Darfour. Mais les productions traditionnelles sont en déficit à cause de l’accaparement des terres par les barons du régime. En arguant que les paysans n’avaient pas de titres de propriété, des hommes d’affaires proches des autorités se sont octroyé des terrains de dizaines de milliers d’hectares à vil prix et de façon autoritaire. Or la production de ces grandes propriétés est exportée, qu’il s’agisse du sorgho, du mil, de l’arachide, du sésame… Les Soudanais ne voient jamais la manne financière issue de ces exportations. Cette crise est grave car elle touche l’alimentaire, mais aussi le gaz et l’essence, ce qui est paradoxal dans un pays producteur de pétrole. Les pharmacies sont également vides.

La jeunesse semble très présente dans les cortèges…

Ce sont ces mêmes jeunes qui sont candidats à l’émigration vers l’Europe. Ils n’ont connu que le régime d’Omar Al-Bachir et n’ont donc aucune autre référence politique que la dictature, dans un pays qui ne leur propose aucun avenir. Dans les rassemblements, on voit également surgir des références historiques, souvent oubliées dans d’autres pays arabes, à Nasser [président égyptien de 1956 à 1970] et des slogans communistes. Le Parti communiste soudanais, qui est le plus ancien d’Afrique, a toujours été très fort. Il est intégré dans la société, même s’il a été traqué par le régime à certaines périodes. Il est intéressant de constater dans les filiations politiques ou syndicales des manifestants qu’il perdure une conscience politique malgré trente années de dictature. Le Parti communiste, comme les Frères musulmans, est même associé à la modernité dans la société soudanaise.

Le peuple s’était déjà révolté en 2013. On comparait alors ce soulèvement à une réplique du « printemps arabe ». Qu’est-ce qui change aujourd’hui ?

A l’époque, les manifestations s’étaient concentrées dans la capitale et légèrement autour. Elles étaient déjà le résultat d’une crise économique, liée en partie à la perte des ressources pétrolières après la sécession avec le sud du pays en juillet 2011 [et la création du Soudan du Sud]. Il est vrai que c’était aussi en écho au « printemps arabe ». Mais attention, il ne faut pas dire que cette situation est la conséquence de la sécession. Avoir des richesses ne signifie pas être riche. A l’époque où le Soudan était uni, il comptait environ quatre fois plus de pétrole, mais l’argent n’était pas mieux distribué.

On a dit que le Soudan avait réagi au « printemps arabe » avec un temps de retard à cause de sa dictature extrêmement violente et de la guerre du Darfour, qui se poursuivait loin des médias et des humanitaires, dans un pays totalement traumatisé. La répression des manifestations de 2013 avait été immédiate et sanglante, faisant quelques centaines de morts. La situation est différente aujourd’hui par l’étendue géographique de la contestation et l’ensemble des couches sociales qu’elle touche. Elle est aussi différente car le pays est dos au mur et que plus personne ne veut lui prêter de l’argent.

Le président soudanais, Omar Al-Bachir, lors d’un meeting à Khartoum, le 9 janvier 2019. / Mohamed Nureldin Abdallah / REUTERS

Depuis octobre 2017, le Soudan n’est plus visé par les sanctions économiques américaines qui ont pesé sur son économie pendant vingt ans. Cette levée des sanctions n’a eu aucun impact ?

Si personne ne veut faire de commerce avec le Soudan, c’est parce que ce pays ne peut plus payer. Autrefois, sa signature était solide et c’est d’ailleurs pour cela que la France l’a toujours soutenu. Mais le régime a fait une prédation sur l’économie. Aujourd’hui comme hier, près de 80 % du budget de l’Etat revient aux militaires et aux services de sécurité, 5 % vont à l’éducation. Dans un régime de bonne gouvernance, il suffirait d’inverser la tendance. Mais que ferait alors le Soudan avec tous ses soldats sans emploi ?

Amnesty International comptabilisait 37 morts avant les manifestations de mercredi. Est-ce réaliste selon vous ?

« On a affaire à un régime qui n’a absolument aucun souci de la vie humaine, aucun souci de peuple. »

Des associations soudanaises, tout à fait fiables, font également état d’une quarantaine de morts. Même si cela peut choquer, je pense que c’est assez peu compte tenu de l’ampleur de la contestation. N’oublions pas qu’on a affaire à un régime qui n’a absolument aucun souci de la vie humaine, aucun souci de son propre peuple, comme il l’a prouvé au Darfour. Je trouve que le régime est cette fois modéré dans sa réaction. Cela peut s’expliquer par des dissensions entre les différentes branches du Service national du renseignement et de la sécurité (NISS) ou par une volonté de ne pas pousser à bout la société, afin de ne pas effaroucher la communauté internationale. Je note aussi que l’on a vu des scènes de fraternisation entre les manifestants et les forces de sécurité.

Dans ce contexte, Omar Al-Bachir, dont le parti du Congrès national a annoncé qu’il serait candidat aux élections de 2020 en dépit de la Constitution, est-il menacé ?

Il ne l’est pas directement, mais plutôt par ses pairs. En Europe, on a tendance à penser qu’il personnalise le pouvoir, mais ce n’est pas le cas. Si Omar Al-Bachir est à la tête du pays depuis trente ans, c’est parce qu’il est un point d’équilibre entre toutes les forces qui se sont liées autour de ce régime qui compte quatre piliers : les militaires, les services de sécurité, les hommes d’affaires et les idéologues islamistes. A ce titre, on peut considérer que les gens qui sont autour de lui sont plus des collègues que des subordonnés. J’ai connu une époque où il se faisait rabrouer en public par des hommes qui travaillent toujours avec lui.

Mais ils semblent s’être lassés d’Omar Al-Bachir. Ils le considèrent comme usé et estiment que le mandat d’arrêt de la CPI donne une mauvaise image du Soudan. Lui s’accroche au pouvoir car c’est son assurance-vie. C’est pour cela qu’il souhaite se représenter en 2020. Il doit y avoir en ce moment beaucoup de débats au sein de l’appareil d’Etat pour savoir comment s’en débarrasser et, si c’est le cas, par qui le remplacer.

Des noms circulent-ils ?

« Le départ d’Al-Bachir ne résoudrait rien. Pour calmer la foule, il faudrait intégrer des membres de l’opposition. »

Salah Gosh, l’un des principaux responsables sécuritaires du régime, pourrait être un candidat. Mais le départ d’Omar Al-Bachir ne résoudrait rien. Pour calmer la foule, il faudrait aussi intégrer des membres de l’opposition. Le nom de Sadeq Al-Mahdi revient parfois depuis son retour d’exil. Il était premier ministre du gouvernement qui a été déposé en 1989 et il est l’arrière-petit-fils du Mahdi, qui a bouté les Turcs hors du Soudan en 1885. Il a une certaine aura. Ce serait une belle prise pour le régime, qui pourrait lui rendre son poste de premier ministre. Mais cette solution institutionnelle ne résoudra pas le problème de fond : au Soudan, il n’y a plus d’argent.

Le pays peut-il trouver son salut via la scène internationale ?

L’Arabie saoudite dépense déjà beaucoup au Yémen, intervient en Egypte et aimerait probablement participer à la reconstruction de l’Irak et de la Syrie lorsque la situation de ces deux pays sera stabilisée. Les Etats-Unis ont décidé de lever les sanctions économiques et discutent pour rayer le Soudan de la liste des pays qui financent le terrorisme. Mais cela n’aura pas d’effet pratique. Quant à la France, où Salah Gosh a dîné le 10 octobre avec deux députés LREM [Carole Bureau-Bonnard, vice-présidente de l’Assemblée nationale, et Jean-Baptiste Djebbari], elle semble avoir d’autres préoccupations. Il y aurait peut-être la Chine, qui a toujours des intérêts économiques au Soudan. Va-t-elle considérer que ce pays peut jouer un rôle dans ses nouvelles routes de la soie ? Les Chinois semblent davantage miser sur la mer Rouge et l’Asie centrale. Le Soudan n’est plus un enjeu stratégique. Il n’a pas non plus la capacité de nuisance qu’il avait autrefois.