Quartier Malboro, à Agadez. Doukouri, 18 ans (à droite), et son frère Karim, 14 ans, sont Guinéens. Après un voyage de cinq mois entre Conakry et Meddeb, en Algérie, ils ont été expulsés au Niger. / BACHIR POUR LE MONDE

Julien Brachet est chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne. Spécialiste des questions migratoires au Sahara, il analyse la place du Niger dans les dispositifs de lutte contre la migration irrégulière en Afrique.

Le Niger est devenu incontournable lorsqu’on aborde les enjeux migratoires en Europe, au Maghreb ou en Afrique subsaharienne. Comment expliquer ce rôle pivot ?

Julien Brachet Il y a une raison historique à cela. Depuis le milieu du XXe siècle, le Niger est l’un des principaux pays de départ et de passage des migrants subsahariens qui se rendent en Algérie et en Libye. Notamment parce que la seule route goudronnée qui traverse presque entièrement le Sahara central est celle qui relie le Niger à l’Algérie, avec seulement 200 km d’interruption entre Arlit, dans le nord du Niger, et la frontière algérienne.

« Au Niger, il y a une tradition ancienne de migration économique temporaire vers l’Algérie et la Libye. »

Au Niger, mais aussi dans d’autres régions sahéliennes, il y a une tradition ancienne de migration économique temporaire vers l’Algérie et la Libye. Cette migration, généralement irrégulière, a longtemps été tolérée par les autorités de ces pays, qui avaient conscience de leur besoin en main-d’œuvre originaire du Sahel pour développer leurs régions sahariennes. Le cas de la Libye est exemplaire : dans ce pays peu peuplé, riche de l’exploitation du pétrole, de nombreux secteurs économiques sont pratiquement réservés aux étrangers, notamment l’agriculture, le BTP ou les emplois domestiques.

A cette raison historique s’ajoute une raison plus contemporaine et plus politique : le Niger est un pays central sur la question migratoire parce que c’est l’un des Etats les plus stables de la région, dont le gouvernement accepte de négocier la mise en œuvre des politiques migratoires européennes.

Dans vos travaux, vous expliquez que la collaboration entre l’Europe et le Niger débute dans les années 2000.

Dans les années 1990, on assiste à un renouveau des migrations vers et à travers le Sahara. Notamment du fait de la dévaluation de moitié du franc CFA, en 1994, qui a appauvri toute une partie de la classe moyenne d’Afrique francophone. En 1995, c’est aussi le début de l’application des accords de Schengen, qui entraîne une réduction drastique de la délivrance des visas aux ressortissants africains. Et puis il y a la fermeture du pôle migratoire qu’était la Côte d’Ivoire, pour des raisons économiques et politiques, et l’ouverture de la Libye à l’immigration en provenance du sud du Sahara.

« La grande majorité des migrants qui traversent le Sahara n’ont pas pour objectif de venir en Europe. »

Parmi les migrants qui se rendent alors en Afrique du Nord, une petite partie décident de poursuivre leur route jusqu’en Europe. Et à la fin des années 1990, lorsque les décideurs européens voient arriver des migrants noirs africains sur les côtes sud de l’Europe, ils comprennent qu’avant de traverser la Méditerranée, ces derniers sont passés par le Sahara. Ils décident de négocier avec les pays du Maghreb, puis avec ceux du Sahel. Sauf que pour bloquer les migrants qui viennent en Europe, l’Europe est prête à entraver l’ensemble des migrations au Sahara, alors même que l’on sait que la grande majorité des migrants qui traversent le Sahara n’ont pas pour objectif de venir en Europe, mais seulement de travailler au Maghreb.

« On nous a abandonnés dans le désert » : des migrants africains témoignent
Durée : 04:05

Le Niger ne ferait donc qu’appliquer les desiderata de l’Europe ?

Ce n’est pas si simple, et c’est pour ça que les Européens ont mis dix ans à obtenir le vote de la loi de 2015 [sur le trafic illicite de migrants]. Il y a eu une forme de résistance passive des autorités nigériennes, qui, sans s’opposer frontalement aux Etats européens, n’ont pas mis en œuvre leurs politiques avec beaucoup d’entrain. Pendant longtemps, la question migratoire n’était simplement pas une question politique au Niger. Il n’y avait pas de loi sur la migration. Et le gouvernement considérait qu’il n’avait aucun intérêt à empêcher les gens de circuler. Au contraire, même, puisqu’une petite partie de la population vit grâce à ces migrations. Surtout, le pays est lié aux autres pays d’Afrique de l’Ouest, depuis 1979, par les accords de libre circulation de la Cedeao [Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest].

Ceci dit, l’Union européenne (UE) et les Etats européens ont des moyens de persuasion assez efficaces. Rien qu’en 2018, le Niger a reçu comme aide budgétaire directe de l’UE, via le Fonds européen de développement et le Fonds fiduciaire d’urgence, plus de 90 millions d’euros destinés au contrôle des flux migratoires. Un autre acteur important est l’OIM [l’Organisation internationale pour les migrations des Nations unies], qui s’est installée à Niamey en 2006 et s’est impliquée de plus en plus dans la mise en œuvre des politiques migratoires dans le pays, dans l’idée de mieux contrôler les flux et les frontières.

« Avec la loi de 2015, il n’y a plus besoin de franchir illégalement une frontière pour être qualifié de passeur. »

C’est comme cela qu’on arrive au vote de la loi de 2015 contre le « trafic de migrants ». Une loi qui permet de criminaliser les acteurs du transport de personnes, y compris à l’intérieur du territoire national. Avec ce texte, il n’y a plus besoin de franchir illégalement une frontière pour être qualifié de passeur. Cette loi permet d’arrêter des Nigériens au Niger, même lorsqu’ils ont des passagers en situation régulière, par exemple des ressortissants de la Cedeao, simplement si la police pense qu’ils vont à un moment donné aller illégalement en Algérie ou en Libye. Cette loi ne respecte ni le principe de présomption d’innocence, ni les accords de la Cedeao, ni la Convention européenne des droits de l’homme.

Au Niger, les effets de la loi de 2015 ont-ils été si néfastes pour l’économie du pays ?

Tout d’abord, il faut rappeler que nous n’avons pas de données fiables montrant que cette loi a entraîné une baisse significative des flux migratoires à travers le Niger. Ce que l’on sait, c’est que ces migrations sont de plus en plus clandestines et que les migrants n’empruntent plus les mêmes chemins. Ils contournent la ville d’Agadez, très contrôlée. Donc au niveau de cette ville, oui, les effets économiques sont très néfastes. Habitants et autorités locales s’en plaignent, car ils ont l’impression de subir les effets d’une politique injuste, impulsée et financée par des pays étrangers. D’autant que les aides apportées par l’UE ne compensent pas le manque à gagner.

« Les habitants ont l’impression de subir les effets d’une politique injuste, impulsée et financée par des pays étrangers. »

Au-delà de ces effets économiques, la violence contre les migrants subsahariens se banalise. Elle va du non-respect de leurs droits à l’abandon dans le désert et aux cas avérés de non-assistance à personne en danger ayant entraîné la mort, notamment en Méditerranée. On peut légitimement se demander comment la lutte contre des migrations marginales à l’échelle du continent européen – comme le sont les migrations irrégulières en provenance d’Afrique subsaharienne – a pu prendre de telles proportions et de telles formes. On peut également se demander quelles seraient les réactions des opinions publiques et des gouvernements si, sur les vidéos montrant des dizaines de personnes abandonnées dans le désert par des policiers ou en train de se noyer sous le regard de gardes-côtes formés et financés par l’UE, ces personnes que l’on laisse mourir avaient d’autres nationalités et une autre couleur de peau.

Sommaire de notre série « Migrants : terminus Niger »

Notre journaliste Julia Pascual et notre photographe Bachir se sont rendus au Niger, où des dizaines de milliers de migrants subsahariens, pour la plupart expulsés de l’Algérie voisine, transitent en attendant de retenter l’aventure, de rentrer chez eux ou d’obtenir l’asile dans un autre pays.

Episode 1 Au Niger, les refoulés d’Algérie racontent la « chasse à l’homme noir »

Episode 2 « On nous a abandonnés dans le désert » : des migrants africains témoignent

Episode 3 Arlit, première étape des refoulés d’Algérie

Episode 4 Yvette, cinq ans en Algérie et un billet retour pour le Cameroun