Abraham, Erythréen de 24 ans, a été pris en charge par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à Niamey, au Niger. / BACHIR POUR LE MONDE

Il y avait eu un épisode 1. L’histoire d’Abraham (le prénom a été modifié), la presse s’en était déjà fait l’écho. C’était en mai 2018, à Beni Oualid, une localité libyenne aux prisons sauvages aux mains de milices et de passeurs. Ils étaient alors une centaine, un peu plus ou un peu moins : des Soudanais, des Ethiopiens et des Erythréens parvenus à tromper leurs geôliers et à trouver refuge dans une mosquée. Par leur fuite, ils avaient échappé à une énième torture, évité qu’une rançon supplémentaire ne soit demandée à leur famille.

A l’époque, cette évasion collective avait une nouvelle fois mis en lumière le trafic de migrants et ses violences. « De nombreuses personnes ayant fui la guerre et la persécution sont la proie de réseaux criminels qui les exploitent et les maltraitent », avait réagi le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

Sept mois plus tard, au Niger, Le Monde Afrique a retrouvé Abraham, l’un de ces rescapés. Dans une grande bâtisse d’un quartier résidentiel de Niamey, il est logé par le HCR dans l’attente d’un statut de réfugié en Occident. Douze Etats, parmi lesquels la France, la Belgique, le Canada et la Finlande, se sont engagés fin 2017 à accorder l’asile à près de 5 500 migrants exfiltrés des centres de détention libyens. En attendant cette réinstallation, le Niger a accepté de faire office de lieu de transit.

« Ma vie est une prison »

Abraham est arrivé début novembre. Originaire d’Erythrée, l’homme de 24 ans fait défiler sur son téléphone les clichés des sous-sols de la geôle libyenne où on l’a laissé croupir des jours entiers, ceux de ses camarades blessés par arme ou à force de mauvais traitements. « J’ai encore des amis en Libye, dit-il. Je veux leur dire de garder la foi et d’être forts. » Près de 58 000 réfugiés et demandeurs d’asile sont enregistrés par le HCR en Libye, mais l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estime à près de 700 000 le nombre de migrants présents dans le pays, parfois détenus dans des prisons sauvages.

Sur son téléphone, Abraham fait défiler des photos prises en Libye lorsqu’il était détenu dans des hangars par des passeurs. / BACHIR POUR LE MONDE

Abraham a eu de la « chance », même s’il considère que « [sa] vie est une prison ». Lui est arrivé en Libye le 16 mai 2016 par la ville d’Al-Koufrah, proche de la frontière avec le Soudan. Il est aussitôt pris en charge par des trafiquants, qui lui demandent de payer 5 000 dollars (environ 4 370 euros) s’il veut tenter une traversée de la Méditerranée. « Quand tu payes, ils t’envoient à Beni Oualid et après à la mer », rapporte-t-il.

Abraham décrit, comme beaucoup d’autres migrants avant lui, le système d’extorsion à l’œuvre : « Les trafiquants commencent à te taper pour avoir de l’argent et appellent ta famille pour qu’elle paye. Ils ont des relais dans les pays et les transferts d’argent passent par le marché noir. » Le jeune homme a grandi dans un camp de réfugiés en Ethiopie, il n’a pas connu son père, et sa mère est décédée lorsqu’il avait 10 ans. Parce qu’il ne peut pas payer la rançon exigée par ses geôliers, il est « puni » et « battu », « même dans [son] sommeil ». « Si tu n’as pas d’argent, tu n’es pas un être humain à leurs yeux », n’hésite-t-il pas à dire, ouvrant la bouche pour montrer l’endroit où il a perdu une dent lors d’une de ces séances de sévices.

« On aurait dit une scène de guerre »

Faute de ramener de l’argent, Abraham est vendu par son passeur, un certain Moussa, à un autre réseau tenu par un Libyen, Habib, qui officie dans la localité de Nasmah, plus au nord. « Il nous a gardés dans une maison pendant deux mois, se souvient-il. Nous étions 250 environ et il n’y avait qu’un sanitaire. Pour seul repas quotidien, nous avions des macaronis sans huile ni beurre. »

Habib réclame 5 500 dollars (environ 4800 euros) aux migrants qu’il tient reclus. En vain. Ceux-ci sont alors revendus à un autre trafiquant à Beni Oualid. « On nous a mis dans un sous-terrain large de quatre mètres sur trois, poursuit Abraham. On n’avait pas la place de s’asseoir, on ne pouvait pas dormir. On est restés trois jours sans nourriture. Ils ont commencé à nous torturer, notamment avec des câbles électriques. » C’est dans ce sous-sol qu’est né le projet d’évasion. Abraham affirme avoir été de ceux qui ont tenté de mobiliser ses compagnons d’infortune. « On serait tous morts là-bas sinon, croit-il. Tous n’étaient pas d’accord, j’ai dû pousser les gens. »

Il raconte qu’en prétextant de demander de l’eau, il a réussi à se jeter sur le gardien qui tenait la porte du lieu. Alertés par l’altercation, d’autres geôliers ont accouru et répliqué avec des armes à feu. « On a réussi à escalader un mur et à s’échapper, assure Abraham. Tandis qu’on courait, ils nous tiraient dessus. On aurait dit une scène de guerre. Je n’avais vu ça que dans les films. » D’après Abraham, quinze personnes auraient été tuées lors de cette évasion, et près de 40 autres blessées. Des estimations qui corroborent peu ou prou les informations reportées par l’ONG Médecins sans frontières, qui avait porté assistance à une partie des blessés à l’hôpital de Beni Oualid. Le HCR avait également relaté les faits.

Le quartier Jeune Cadre, à Niamey, où a eu lieu la rencontre avec Abraham. / BACHIR POUR LE MONDE

« Un jour, je réussirai »

Avec 140 personnes environ, Abraham parvient ce jour-là à se réfugier dans une mosquée. La police vient les chercher. Ils sont alors envoyés au centre de détention officiel de Qasr bin Ghashir, à 28 kilomètres au sud de Tripoli. L’agence des Nations unies organise des visites régulières dans ces centres tenus par le gouvernement – où sont détenues actuellement quelque 5 000 personnes –, afin d’identifier et d’enregistrer ceux qui ont besoin d’une protection internationale.

« Le HCR nous a donné une carte d’enregistrement, relate Abraham. Mais pendant trois mois, on ne les a plus vus. On pensait qu’ils nous avaient oubliés. » Le groupe de migrants s’impatiente et commence à publier des photos sur Facebook pour alerter l’opinion. « On nous a punis et transférés dans un autre centre où étaient regroupées environ 1 500 personnes. On a dû refaire tout le processus d’enregistrement auprès du HCR », assure le jeune homme.

Il raconte en outre avoir été pris à partie lorsque les policiers ont découvert sa croix autour du cou et le tatouage à l’effigie du Christ qui orne sa poitrine. « Ils voulaient me tuer », jure l’Erythréen, de confession protestante. Avec 25 autres migrants, il est amené dans un sous-terrain. Il détaille alors des conditions épouvantables : « On nous faisait couper du bois et nettoyer les lieux et on nous battait. Un ami est mort sous la torture par l’électricité. » Au bout de douze jours, le groupe est ramené au centre de détention de Qasr bin Ghashir, sauf Abraham, qui reste trois jours de plus dans le sous-sol. « J’ai fini par rencontrer le chef, je lui ai dit de me libérer ou de me tuer, soutient-il. Il m’a laissé partir. Je n’y croyais pas. »

Enfin libre, Abraham se rend chez un Erythréen qui lui trouve un petit boulot dans une boutique à Tripoli. Il y reste un mois et demi, jusqu’à ce qu’un de ses anciens camarades l’informe du retour du HCR au centre de détention et l’invite à les rejoindre. « Dix jours après, j’étais dans l’avion pour le Niger. » Aujourd’hui, le jeune homme attend d’être réinstallé en Europe ou en Amérique du Nord. « Jamais je n’abandonnerai, dit-il. J’ai de grands rêves et un jour je réussirai. »

Sommaire de notre série « Migrants : terminus Niger »

Notre journaliste Julia Pascual et notre photographe Bachir se sont rendus au Niger, où des dizaines de milliers de migrants subsahariens, pour la plupart expulsés de l’Algérie voisine, transitent en attendant de retenter l’aventure, de rentrer chez eux ou d’obtenir l’asile dans un autre pays.

Episode 1 Au Niger, les refoulés d’Algérie racontent la « chasse à l’homme noir »

Episode 2 « On nous a abandonnés dans le désert » : des migrants africains témoignent

Episode 3 Arlit, première étape des refoulés d’Algérie

Episode 4 Chez la Camerounaise Yvette, la migration est une affaire de famille

Episode 5 Sous pression de l’Europe, « la violence contre les migrants subsahariens se banalise » en Afrique

Episode 6 Les migrantes saisonnières, fragiles victimes des refoulements d’Algérie

Episode 7 Abraham, rescapé des geôles libyennes : « Ils voulaient me tuer »