Des « gilets jaunes » place de la Bourse, à Paris, le 5 janvier. / OLIVIER MORIN / AFP

A partir du 15 janvier et jusqu’au mois de mars, citoyens, associations, collectifs, élus, entreprises ou encore syndicats sont appelés à prendre part au « grand débat national », lancé par l’exécutif en réaction au mouvement de contestation sociale des « gilets jaunes ». Le débat public sera restreint à quatre thèmes fixés par le gouvernement.

Sociologue, créateur du Groupement d’intérêt scientifique « démocratie et participation » du CNRS, Jean-Michel Fourniau estime que « dans ces conditions, le terme de débat public est galvaudé », et parle de « faute politique » de la part du président Emmanuel Macron.

Quels sont les grands principes qui permettent la réussite d’un débat public ?

Jean-Michel Fourniau : Le débat public en France a été institutionnalisé par des conflits, au tournant des années 1980-1990. Il permet de faire émerger des alternatives à ce qui avait été imaginé dans un premier temps, notamment dans le cadre d’infrastructures ou de chantiers ayant des répercussions environnementales. Surtout, il permet de remettre du dialogue et de la confiance entre les acteurs d’un dossier, en mettant toutes les parties prenantes dans un cadre neutre, sur un pied d’égalité. Sur la grosse centaine de débats encadrés par la Commission nationale du débat public (CNDP) depuis sa création en 1995, on estime qu’un tiers ont permis de faire émerger une autre solution.

La CNDP a progressivement élaboré avec les participants un ensemble de principes de
conduite des débats — ouverture, transparence, égalité, argumentation — qu’elle a la charge
de garantir en fonction des situations, des échelles géographiques, et des temporalités. Ainsi, un débat public doit impérativement reposer sur l’assurance que tous les arguments peuvent être mis sur la table. De même, il faut que tous les acteurs qui le souhaitent puissent participer. Ensuite, un débat public doit être le lieu où l’on développe sa pensée, pas où l’on affirme seulement ses positions sans les démontrer.

Le grand débat national qui doit commencer mardi répond-il à ces exigences ?

L’idée d’un grand débat national est une première. Nous avons eu par le passé plusieurs débats nationaux mais qui étaient toujours thématisés. Ils ont été organisés par le gouvernement sur l’école il y a une quinzaine d’années, sur l’identité nationale sous Nicolas Sarkozy, ou par la CNDP, sur la gestion des déchets nucléaires (2006) ou des nanotechnologies (2009). C’était relativement circonscrit.

Or l’annonce initiale de ce débat a été comprise comme une promesse d’ouverture, car la crise sociale et politique actuelle est beaucoup plus complexe. A cause de la volonté de la CNDP d’appliquer ses principes et d’élargir au maximum le débat, le gouvernement a refusé de lui en confier l’organisation et a choisi de l’encadrer lui-même et de le limiter à quatre thèmes, qui ne recoupent pas le spectre des revendications portées par les « gilets jaunes ».

Comment analysez-vous ce choix de la part de gouvernement ?

C’est à la fois pour mieux garder le contrôle, mais surtout car il n’y a pas de volonté de la part de l’exécutif de changer sa politique. Commencer un débat en disant qu’on va « maintenir le cap » comme l’ont fait plusieurs ministres, cela revient à dire qu’échanger ne servira à rien. La « lettre aux Français » du président est plus ouverte mais n’offre aucune garantie réelle. Dans ces conditions, le terme de débat est galvaudé : il s’agira au mieux d’écoute plus que de débat.

Qu’est ce qui manque pour que ce grand débat public soit une réussite ?

Il aurait fallu de la part de l’exécutif une parole de reconnaissance des valeurs portées par les « gilets jaunes ». C’est le préalable d’un débat public : dire que tout le monde, y compris ses opposants, a sa place et peut apporter quelque chose de constructif.

La faute politique du président, c’est de ne pas avoir fait ça : les termes égalité et fraternité, pourtant au frontispice de la République, et très présents dans les revendications des « gilets jaunes », ne figurent pas dans sa « lettre aux Français ». Parler de « foule haineuse » comme il l’a fait lors de ses vœux, cela revient à dire qu’il n’y a pas d’arguments à entendre de la part des « gilets jaunes », qu’ils ne peuvent rien apporter. Ce n’est pas les considérer comme « une chance » pour la société, comme on a pu l’entendre de la part d’autres responsables politiques. D’ailleurs ni les vœux ni la « lettre aux Français » ne nomment les « gilets jaunes ». On n’ouvre pas sincèrement de débat avec ceux que l’on considère comme ses ennemis.

La demande d’être davantage impliqués dans la prise de décisions publiques est pourtant une des principales revendications des « gilets jaunes », notamment à travers le référendum d’initiative citoyenne (RIC). Comment l’expliquez-vous ?

La volonté de reprendre la parole publique est effectivement très forte. Ce n’est d’ailleurs pas le cas qu’en France, la défiance des citoyens envers ceux censés les représenter monte partout. La crise sociale et écologique s’est souvent traduite par de nouvelles injonctions, dont le sens est de moins en moins compris. Il y a dans le mouvement des « gilets jaunes » un appel à refaire la société. Sur les ronds-points, l’envie de sociabilité et de fraternité est très forte. On vient avec ses idées, il n’y a pas de hiérarchie, pas de leader, pas de jugements entre les participants.

Ce qui émerge dans les revendications, c’est le besoin de renouveler l’organisation démocratique du pays, face au constat de la sécession des élites. La représentation politique qui passe uniquement par des élections ne se suffit plus à elle-même. La démocratie représentative ne convainc plus les citoyens. Or la « lettre aux Français », après les vœux du président, réaffirme que ce système — « l’élection de représentants » — est indépassable, même s’il peut être amélioré, fermant ainsi la porte à l’une des revendications majeures des « gilets jaunes » pour reprendre la main sur leur vie grâce à des mécanismes de démocratie directe.

Un débat public peut-il permettre de résoudre une crise sociale et politique comme celle des « gilets jaunes » ?

Dans le cadre du mouvement des « gilets jaunes », les aspirations sont très diverses, mais le besoin de réinstaurer du dialogue est d’autant plus pressant. Il y a de la place pour des innovations démocratiques comme il y en a eu par le passé. L’initiative populaire sur les ronds-points invente déjà de nouvelles formes de représentation, avec des assemblées citoyennes, au-delà de ce qui avait été esquissé lors du mouvement Nuit debout.

L’intérêt d’un débat public aurait dû être de favoriser la multiplication des réunions
d’initiative locale, l’élaboration collective et la circulation des cahiers de doléances, afin que les citoyens établissent une hiérarchisation des questions soulevées par le mouvement social. Certaines auraient pu faire ensuite l’objet de référendums — ou susciter des référendums d’initiative citoyenne — pour orienter les choix politiques.

La « lettre aux Français » n’évoque ni les modalités du débat ni celles de la prise en compte des résultats, comme s’il s’agissait d’intendance laissée à Matignon. Les engagements du président apparaissent trop minimaux pour susciter la confiance nécessaire à un débat ouvert.