Editorial du « Monde ». Avant même que le grand débat national engagé par le président de la République ait commencé et à peine connue la lettre qu’il a adressée aux Français pour en fixer le cadre, des voix nombreuses ont récusé cette démarche sans précédent. Qu’elles soient celles de « gilets jaunes » ou de représentants des partis d’opposition, elles concluent dès à présent, le plus souvent de façon péremptoire, que cette consultation sera du « bla-bla », du « baratin », de « l’enfumage », un « expédient » ou un artifice de « communication ».

Cette réaction était prévisible. Pour les quelques dizaines de milliers de « gilets jaunes » qui ont réussi à déstabiliser et à tétaniser le quinquennat d’Emmanuel Macron comme aucun mouvement social depuis un demi-siècle, il s’agit de parachever leur victoire : contraindre le chef de l’Etat à se soumettre ou à se démettre, comme ils le réclament à cor et à cri depuis deux mois. Pour les oppositions de gauche, de droite ou d’extrême droite, humiliées par l’élection présidentielle de mai 2017, l’occasion est trop tentante de prendre leur revanche en affaiblissant plus encore un président déjà dans les cordes – sans trop se soucier du fait que les « gilets jaunes » ne leur accordent pas plus de crédit qu’au pouvoir exécutif.

Trouver une issue politique à la crise

Cécité des uns, irresponsabilité des autres. Car, au-delà de l’avenir du président, c’est de celui du pays qu’il est question et de sa capacité à surmonter une crise aussi profonde dans son intensité qu’inédite dans ses modalités. Que le président de la République cherche à désamorcer cette crise n’est pas seulement une évidence, c’est son devoir le plus élémentaire. Le renoncement aux augmentations de taxes sur les carburants, puis les quelque 10 milliards d’euros de mesures mises en œuvre en décembre 2018 pour améliorer le pouvoir d’achat des Français modestes n’ont pas apaisé les esprits. Le discours d’autorité tenu le 31 décembre pour fustiger les violences qui ont accompagné les mobilisations hebdomadaires n’a pas eu beaucoup plus d’effet. Emmanuel Macron joue donc son va-tout avec cette consultation nationale sans précédent.

Dans ces conditions, sauf à être de mauvaise foi ou médiocrement contestataire, comment ne pas comprendre qu’il ne pourra pas biaiser, ruser ou finasser avec le débat qu’il engage. C’est sa dernière chance de ne pas voir le reste de son mandat paralysé. C’est son pari, à très haut risque : s’il ne veut pas être, selon son expression, « impuissanté », il a l’obligation de réussir. C’est-à-dire de restaurer le dialogue rompu avec les Français, de trouver une issue politique à la crise, de « transformer les colères en solutions » et, pour cela, de mener un vrai débat, ouvert, transparent, contradictoire et sincère. Démocratique en un mot.

Renouer avec la « République contractuelle »

Pour cela, le chef de l’Etat a déjà fait trois pas essentiels. Le premier a consisté, il y a un mois, à reconnaître l’acuité du désarroi exprimé par les « gilets jaunes » et la légitimité d’une partie de leurs revendications. Il le confirme dans sa lettre aux Français. Le deuxième, et c’est le sens même de la consultation qui commence, se traduit par un changement de méthode spectaculaire. Pendant un an, fort de son élection, il a imposé ses réformes à marche forcée. Il est aujourd’hui contraint de remplacer ce volontarisme technocratique par un débat démocratique. Et de renouer ainsi avec sa promesse oubliée d’une « République contractuelle », capable, écrivait-il dans son programme, de « faire confiance aux territoires, à la société et aux acteurs pour se transformer ». Les « gilets jaunes » ont imposé leur voix. C’est désormais à tous les Français de prendre la parole.

Le troisième pas est esquissé. Il consiste à s’engager à « tirer toutes les conclusions » du débat afin de « structurer l’action du gouvernement et du Parlement ». Si les mots ont un sens, cela revient à admettre que les propositions des Français devront corriger et amender le cap de l’action dans les trois prochaines années. Cela reste à démontrer, évidemment. Mais, si le chef de l’Etat décidait, finalement, de ne retenir du débat national que des miettes ou des mesures cosmétiques, il s’exposerait immédiatement – dès les élections européennes du 26 mai – à subir un désaveu encore plus sévère qu’aujourd’hui.