« Il y a un avion dans l’Hudson. Je suis dans le ferry qui va récupérer les passagers. C’est dingue. » Janis Krums savait, en écrivant ce message il y a exactement dix ans, qu’il assistait à un événement hors du commun. Ce qu’il ignorait, en revanche, c’est que son propre message allait marquer le début d’une révolution dans le monde de l’information : celle de Twitter.

Cet après-midi ensoleillé du 15 janvier 2009, l’Américain de 23 ans se trouvait à bord d’un ferry quand il a vu un Airbus A320 amerrir en urgence sur le fleuve Hudson, en plein New York. Son réflexe serait banal aujourd’hui, mais il était rare à l’époque : il a brandi son iPhone, photographié l’avion et publié l’image sur Twitter. L’iPhone n’avait alors que 2 ans et Twitter, avec ses quelques mois supplémentaires, était encore un réseau social relativement confidentiel.

Janis Krums a tweeté une photo de l’avion quelques minutes après son amerrissage d’urgence sur l’Hudson. / Janis Krums / Twitter

Cette photo fut la première de cet événement extraordinaire (qui a depuis inspiré un film de Clint Eastwood avec Tom Hanks). Et marqua une rupture : cette fois, ce n’étaient pas les médias traditionnels qui rapportaient les premiers l’information, mais un citoyen équipé d’un simple smartphone.

« Ce moment a tout changé »

Malgré un nombre d’abonnés relativement faible – 170 environ –, la photo de Janis Krums fit le tour de Twitter avant d’être repérée par des journalistes. Une trentaine de minutes après avoir publié le cliché, Janis Krums était interrogé en direct sur la chaîne MSNBC ; le début d’une longue série d’interviews.

« Ce moment a tout changé », a raconté Biz Stone, l’un des fondateurs de Twitter, à CNBC en 2013. « Soudain, le monde a commencé à nous prêter attention, parce qu’on était la source d’une info – et ce n’était pas nous, c’était l’utilisateur sur le bateau, ce qui est encore plus incroyable. » Sa photo fut reprise par de nombreux médias, et c’est d’ailleurs par cet intermédiaire traditionnel que la plupart des gens découvrirent, à l’époque, ce cliché et cette information.

Aujourd’hui, s’il se reproduisait, l’amerrissage sur l’Hudson serait probablement filmé et retransmis en direct sur Facebook, sur Twitter, sur YouTube, instagramé, snappé, par des dizaines ou des centaines de personnes. Les touristes sur les bateaux. Les occupants des bâtiments alentour. Les passagers de l’avion eux-mêmes. Les images seraient visionnées en direct par des millions d’internautes dans le monde entier, qui commenteraient le sauvetage des voyageurs, en même temps que leur reprise en boucle par les chaînes d’info.

En janvier 2009, la presse découvrait alors la facilité, grâce aux smartphones et à Twitter, de trouver très rapidement des témoins au plus près d’un événement. Mais aussi, et surtout, qu’elle devait renoncer à l’un de ses privilèges de toujours et l’une de ses raisons d’être : être la première à donner l’info.

Du moins, un certain type d’info. Celle qui se passe dans la rue, aux yeux de tous : l’incendie, la manifestation, la bombe. « Est-ce qu’un tweet peut être un scoop ? », s’interrogeait peu après ce tweet, sceptique mais visiblement inquiet, un éditorialiste du New York Times, de concert avec d’autres confrères plus ou moins amers.

Journalisme citoyen

En quelques mois, Janis Krums a été rejoint par des milliers, des millions d’autres nouveaux adeptes du smartphone et des réseaux sociaux, prêts à brandir leur appareil à chaque événement. Ce qu’on appelait alors le « journalisme citoyen », dont l’ascension avait commencé avec le succès des blogs au début des années 2000, se transformait en déferlante.

Si les informations se transmettaient aussi sur d’autres plates-formes plus populaires comme Facebook, Twitter avait pour lui des caractéristiques qui en ont fait, au tournant des années 2010, le réseau social du « breaking news ». Une plate-forme pensée dès le départ pour le mobile. Un message limité à cent quarante signes, favorisant la rapidité. Un système de partage efficace, facilitant la viralité des contenus. Et des posts publics par défaut. Résultat : Facebook, qui n’était pas conçu pour ça, est longtemps resté à la traîne sur l’actualité brûlante.

Twitter vivait alors un certain âge d’or et bouleversait avec insolence le circuit de l’information. La parole citoyenne, jusqu’ici confinée à des blogs à l’audience souvent limitée, pouvait se diffuser comme une traînée de poudre. Politiques et autres puissants prirent un malin plaisir à se passer des agences de presse pour transmettre leurs messages. Et les médias durent s’adapter à ces nouvelles sources et ce nouveau rythme d’information.

Déclin

Seulement voilà : dix ans après, le beau rêve, par certains aspects, s’est transformé en cauchemar. Sur Twitter, comme sur les autres réseaux sociaux, les informations fiables côtoient les fausses nouvelles, qui s’y diffusent avec la même efficacité – parfois mieux. Les désormais deux cent quatre-vingts caractères d’un tweet polarisent les débats et les rendent souvent stériles. Et s’il arrive encore à Twitter d’accompagner de grands mouvements comme #metoo, les faux comptes et les tweets automatisés pourrissent la plate-forme, tout comme les insultes, messages haineux et campagnes de harcèlement, devenus monnaie courante sur le réseau social

Parallèlement, après un succès fulgurant, la pépite américaine a vu son nombre d’utilisateurs stagner. Victime de sa prise en main difficile, qui rebute nombre de curieux, Twitter a aussi souffert de la concurrence d’autres plates-formes, comme Facebook – qui a copié nombre de ses fonctionnalités pour revenir dans la course de l’actu chaude –, et de la vidéo en direct. Nombre de personnalités, victimes de harcèlement, ont violemment claqué la porte. Pour enfoncer le clou, Twitter dut annoncer en octobre une perte de neuf millions d’utilisateurs, principalement des robots bannis par la plate-forme. Désaimé, Twitter a perdu de sa superbe et de sa hype : ce n’est plus seulement là que ça se passe.